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La désingularisation des services publics | AOC

Un article de Nadège Vezinat, disponible gratuitement sur inscription.

Plutôt qu’une bataille pour l’affectation des ressources limitées pour financer les services publics, le fiscaliste Gaston Jèze (juriste français) inversait la logique en considérant que s’« il y a des charges publiques, il faut les couvrir » en allant chercher les ressources qui financent les services considérés comme nécessaires dans la mise en œuvre de la solidarité nationale. La solidarité apparaît d’autant plus, alors, comme un outil de légitimation de l’impôt dans la mesure où l’acceptabilité des prélèvements dépend de l’usage fait des ressources.
[…] Si le concept d’investissement social renvoie à une manière de considérer les politiques sociales comme un facteur productif, ne pourrait-il pas être élargi à l’ensemble des services publics ? Comme le potentiel productif des politiques sociales, les services publics peuvent être appréhendés comme un investissement à long terme (avec des bénéfices non immédiats), un investissement qui équipe une société en droits sociaux articulant à la fois des objectifs d’universalité et de personnalisation. Dans cette configuration, l’investissement peut être territorial, social, humain, et pas seulement économique.
Entre une lecture des « dépenses comme un coût », qui conduit à coder les prestations sociales comme des dispositifs relevant de l’assistanat, et une lecture des « dépenses comme un investissement », qui permet de les considérer comme des amortisseurs aux aléas de la vie pour les populations les plus vulnérables, il y a bien deux manières d’appréhender les dépenses publiques qui s’affrontent. Si les dépenses publiques apparaissent comme une dépense, il est logique de chercher à les limiter, les réduire, les contrôler ; si elles relèvent d’une forme d’investissement social, il convient alors d’identifier les montants engagés mais aussi les services rendus, voire les coûts évités qui seraient liés à l’absence de ce service.

#politique #service-public #économie #budget #État #Nadège-Vezinat #AOC

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Territoire palestinien occupé : un avis pour l’histoire | AOC

Un article de Martiel Manet et Johann Soufi, juristes, accessible gratuitement sur inscription sur le site d’AOC.

Dans son avis rendu le 19 juillet 2024, la Cour internationale de justice constate qu’Israël, en violation du droit international, mène une politique de colonisation et d’annexion du territoire palestinien et de ségrégation raciale, sinon d’apartheid, entre les colons israéliens et les Palestiniens. Bien qu’il n’ait aucune force exécutoire, cet avis constitue une étape historique dans le conflit israélo-palestinien et pourra servir de boussole juridique pour toutes les entreprises de paix, non seulement au Proche-Orient, mais aussi dans le reste du monde.

« Quelles sont les conséquences juridiques de la violation persistante par Israël du droit à l’autodétermination du peuple palestinien, ainsi que de son occupation, de sa colonisation et de son annexion prolongées du territoire palestinien occupé depuis 1967 ? » C’est en ces termes que l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU) a demandé, dans sa résolution 77/247 adoptée le 30 décembre 2022, à la Cour internationale de justice (CIJ) de se prononcer sur la nature des politiques et pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé et leurs implications.

La question de l’occupation israélienne et des violations graves du droit international qui en découlent n’avait jamais été formulée avec une telle clarté devant une juridiction internationale.

La réponse de la Cour se distingue par sa force et son exhaustivité. Les quinze juges ont répondu sans ambiguïté non seulement à l’ensemble des questions formulées par l’AGNU, mais aussi à celles avancées par les États intervenants au cours de la procédure. L’avis qui en résulte est d’une portée exceptionnelle et influencera indubitablement l’avenir du conflit israélo-palestinien. Il peut à ce titre être qualifié d’historique.

2003-2024 : les entrées de la « question palestinienne » à la Cour international de justice

Ce n’était pas la première fois que le principal organe politique des Nations unies – où, à la différence du Conseil de sécurité, tous les États membres de l’organisation universelle sont représentés – demandait à la Cour de La Haye de se prononcer sur la licéité des politiques et pratiques de Tel-Aviv en territoire palestinien occupé. Dès 2003, l’AGNU avait sollicité l’avis de la CIJ sur les conséquences juridiques de la construction par Israël d’une « barrière de séparation », un mur de huit mètres de haut et de sept cent huit kilomètres dont l’immense majorité se trouve en territoire palestinien occupé. Quarante-cinq États et deux organisations internationales, la Ligue des États arabes et l’Organisation de la coopération islamique, avaient participé à la procédure, un record pour ce type de démarche à l’époque.

Déjà, la réponse de la Cour avait été d’une clarté indiscutable. Le tracé du mur, en incorporant environ 80 % des colonies installées dans le territoire palestinien occupé et en modifiant la composition démographique de cette zone, constituait une violation flagrante des obligations internationales de l’État hébreu. Israël était donc tenu de cesser immédiatement la construction du mur et de démolir les segments déjà érigés à l’intérieur du territoire palestinien. Quoique non contraignant – seuls les arrêts rendus sur des requêtes soumises par des États le sont – et resté ignoré par Israël qui a poursuivi la construction du mur et sa politique de colonisation, cet avis consultatif a toutefois renforcé l’argumentation juridique de l’Autorité palestinienne et continue de servir de référence dans la plupart des résolutions de l’AGNU et des travaux concernant la question palestinienne.

Initiée en 2022 et conclue le 19 juillet 2024, la seconde procédure d’avis consultatif sur le territoire palestinien occupé a été quelque peu éclipsée par la procédure lancée par l’Afrique du Sud en décembre 2023, accusant Israël de génocide à Gaza. Cette procédure était pourtant déjà remarquable avant même la publication de l’avis de la Cour. Elle se distinguait par l’ampleur des questions soulevées, couvrant l’ensemble des politiques et pratiques d’Israël sur tout le territoire occupé, allant bien au-delà du mur de séparation ou des événements spécifiques à Gaza. Elle était également marquée par une mobilisation exceptionnelle des États : cinquante-sept ont déposé un mémoire écrit et quarante-neuf ont plaidé devant la Cour lors des trois jours d’audience en février 2024, la plupart pour condamner avec fermeté la politique coloniale israélienne. L’avis rendu par la Cour le 19 juillet 2024 se distingue enfin par l’ampleur des violations du droit international qui y sont constatées.

Recours à la force, annexion et occupation illégale

Dans son avis, la Cour rappelle d’abord que, conformément aux conventions de Genève, l’occupation militaire doit être temporaire, strictement motivée par des impératifs militaires, et que le territoire occupé doit être géré dans l’intérêt exclusif de la population locale. Elle souligne également qu’aucun motif ne peut justifier un transfert de souveraineté à la puissance occupante.

La CIJ relève pourtant qu’Israël occupe la Cisjordanie (y compris Jérusalem-Est) et Gaza depuis plus de cinquante-sept ans. En effet, malgré le retrait de ses colonies en 2005, Israël a conservé le contrôle effectif des accès terrestres, maritimes et aériens à la bande de Gaza, un contrôle qui s’est intensifié depuis le 7 octobre 2023.

La Cour observe qu’Israël mène, en réalité, une politique de colonisation du territoire palestinien, marquée notamment par le transfert de sa population civile dans des parties importantes du territoire occupé, par l’appropriation des terres pour l’expansion de ses colonies et par le détournement des ressources naturelles du peuple palestinien (notamment l’eau et les minéraux) au profit des colons.

Elle note également qu’Israël impose aux Palestiniens un droit militaire d’exception, remplaçant le droit local en vigueur au moment de l’occupation en 1967, tandis que les colons jouissent des droits et protections accordés par le droit civil israélien.

Elle relève que la politique coloniale de l’État hébreu, qui s’accompagne de violences importantes perpétrées par les colons et les forces de sécurité israéliennes contre les Palestiniens, a pour conséquence de provoquer leur déplacement forcé, un crime de guerre.

Elle réaffirme ainsi les conclusions de son avis de 2004 sur le mur, selon lequel les colonies israéliennes en Cisjordanie et à Jérusalem-Est ainsi que le régime qui leur est associé sont établis et maintenus en violation du droit international.

Les juges concluent que la politique coloniale et expansionniste de l’État hébreu vise en réalité à annexer de manière permanente le territoire palestinien, intégrant ainsi ces zones au sein de ses propres frontières, en violation du principe d’interdiction de l’acquisition de territoire par la force consacré par la Charte des Nations unies ainsi que par de nombreuses résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies et de l’AGNU.

Ségrégation raciale et apartheid

Dans leurs exposés écrits et oraux, plusieurs États – dont la Palestine, l’Afrique du Sud, le Belize, l’Égypte, et la Namibie – soutenaient que les politiques et pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé équivalaient à une ségrégation raciale et à un apartheid, enfreignant l’article 3 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CERD) du 21 décembre 1965. La Cour leur a donné raison, constatant que les mesures prises par Israël en Cisjordanie et à Jérusalem-Est instaurent une séparation quasi totale entre les Palestiniens et les colons transférés délibérément par Israël dans ces territoires.

Cette séparation est d’abord physique, fragmentant la Cisjordanie et Jérusalem-Est, et confinant les communautés palestiniennes dans une série d’enclaves disjointes. Selon la Cour, le traitement différencié imposé aux Palestiniens, qui résulte des politiques d’aménagement du territoire de la puissance occupante – incluant démolitions, expulsions, délivrance restreinte de permis de construire et accès ségrégué aux infrastructures routières –, contribue à cette fragmentation et à une séparation hermétique entre les Palestiniens et les colons.

La séparation est également juridique. La législation israélienne, dont l’application a été étendue en partie en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, crée dans de nombreux domaines une discrimination entre colons et Palestiniens. Les Palestiniens doivent, par exemple, obtenir un permis pour résider à Jérusalem-Est, une exigence non imposée aux colons. En outre, le ministre de l’Intérieur israélien détient un large pouvoir discrétionnaire pour révoquer les permis de résidence des Palestiniens pour divers motifs, y compris pour un prétendu « manquement à l’obligation de loyauté » envers l’État d’Israël.

Ces observations ont conduit les juges de La Haye à conclure que les lois et politiques de l’État hébreu, instaurant une séparation systématique et presque totale entre les communautés de colons et les Palestiniens, constituaient bien une violation de l’article 3 de la CERD, équivalant donc à de la ségrégation raciale et/ou à un apartheid, ce dernier étant considéré comme l’ultime stade de la discrimination raciale. L’examen des opinions séparées des magistrats révèle combien certains, tels que le président de la Cour, Nawaf Salam, ou le juge sud-africain Dire Tladi, perçoivent clairement les politiques israéliennes comme relevant du crime d’apartheid, tandis que d’autres, comme le juge allemand Georg Nolte, laissent ouverte la question de la qualification précise de ces politiques discriminatoires.

Droit à l’autodétermination et réparations

Dans la dernière partie de son avis consultatif, la Cour estime que la politique de colonisation et d’annexion du territoire palestinien par l’État hébreu, ainsi que les lois et mesures discriminatoires qui y sont imposées, privent le peuple palestinien de son droit à l’autodétermination, pourtant reconnu comme « un des principes essentiels du droit international contemporain ».

La Cour conclut qu’Israël a l’obligation de mettre fin à sa présence dans le territoire palestinien occupé dans les plus brefs délais, d’évacuer ses colonies de peuplement et de permettre à tous les Palestiniens déplacés depuis 1967 de retourner à leur lieu de résidence initial. Elle considère également qu’Israël doit abroger toutes les lois et mesures qui créent ou maintiennent cette situation illicite, ainsi que toutes les actions visant à modifier la composition démographique de ce territoire.

Israël est aussi tenu de réparer intégralement les dommages causés par ses actes illicites envers toutes les personnes physiques ou morales affectées. Cette restitution comprend l’obligation pour l’État hébreu de rendre les terres et autres biens immobiliers aux populations palestiniennes concernées, ainsi que les avoirs confisqués à toute personne physique ou morale depuis le début de son occupation en 1967, et de restituer tous les biens et bâtiments culturels pris aux Palestiniens et à leurs institutions.

Une boussole juridique pour la paix au Proche-Orient

L’avis de la Cour du 19 juillet 2024 constitue un moment historique du conflit israélo-palestinien. Les juges de la CIJ ont clairement et précisément reconnu le caractère illégal et discriminatoire de la politique coloniale israélienne en Palestine. Bien que consultative et encore trop récente pour évaluer ses effets à long terme, cette décision deviendra incontestablement, dans un contexte politique de moins en moins tolérant vis-à-vis de l’impunité dont bénéficie Israël, une boussole juridique pour tous ceux qui œuvrent pour la reconnaissance des droits du peuple palestinien et pour la paix au Proche-Orient.

Dans les mois et les années à venir, les alliés d’Israël, en particulier les démocraties occidentales, devront sérieusement réévaluer leurs priorités stratégiques. Leur soutien « inconditionnel » à Israël justifie-t-il l’abandon du droit international qu’elles ont largement contribué à construire et à développer depuis la fin de la seconde guerre mondiale ? La réponse à cette question aura des conséquences majeures, non seulement pour la paix au Proche-Orient, mais aussi dans le reste du monde.

#politique #géopolitique #droit-international #Israël #Palestine #Israël-Palestine #Cour-internationale-de-justice #CIJ #AOC

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Pourquoi publier une revue antispéciste ? | AOC

Un article de Martin Gibert, philosophe, accessible gratuitement sur inscription sur le site d’AOC.

Des militantes francophones contre le spécisme publient pour la première fois une revue papier. À quoi pense le mouvement animaliste ? Quels débats le nourrissent ? Réponse argumentée et présentation de ce numéro par la corédactrice en chef de L’Amorce.

Ce printemps 2024, paraît une nouveauté, L’Amorce, au sous-titre sans équivoque : revue contre le spécisme. Sous une couverture orangée, on y trouve des articles en forme de questions : « Faut-il se fier aux intuitions spécistes ? » ou « Pourquoi la droite tient-elle tant à son verre de lait ? ». On peut aussi y lire une entrevue avec le philosophe Peter Singer, auteur du fameux Animal liberation (1975). Et qui analyse la polémique sur Sandrine Rousseau et les barbecues ? Nulle autre que l’autrice de La Politique sexuelle de la viande, l’écoféministe Carol J. Adams.

Je le sais parce que je suis co-rédactrice en chef de L’Amorce. Cette revue, en ligne depuis 2018, est le fruit d’un collectif de philosophes, sociologues, intellectuelles et militantes qui s’intéressent de près au spécisme. (Nous utilisons le féminin par défaut pour certains groupes mixtes ; c’est étrange au début, mais c’est comme pour le tofu : on s’habitue). Ce qui est nouveau ce printemps, c’est que la revue est pour la première fois publiée en un volume papier aux éditions Éliott. Voilà donc l’occasion de répondre à une question aussi simple que légitime : pourquoi publier une revue antispéciste ?

À bien y penser, je vois au moins quatre raisons.

La première raison, c’est que nous avons raison. Il existe bel et bien une oppression massive, violente et omniprésente, contre les animaux. Qui plus est, cette oppression passe largement inaperçue. Il faut donc en parler. Le spécisme, cette discrimination en fonction de l’espèce, n’est pas seulement un concept abstrait : des dizaines de milliards d’animaux terrestres (sans compter d’innombrables animaux aquatiques) sont élevés et envoyés chaque année à l’abattoir alors que l’on sait pertinemment qu’on pourrait s’en passer.

Dire, un peu crânement, je vous l’accorde, que nous avons raison, c’est dire que le spécisme existe et qu’il y a d’excellentes raisons morales de le combattre. C’est assumer son identité de revue militante. Comment rester indifférents et ne pas vouloir amorcer (et oui) un changement culturel lorsqu’on prend la mesure des violences spécistes ?

En philosophie morale, presque personne ne soutient sérieusement qu’il est légitime de discriminer les individus en fonction de l’espèce. Comme le montre François Jaquet dans son dernier livre, Le Pire des maux : éthique et ontologie du spécisme, le spécisme, tout comme le racisme, viole un principe fondamental d’égal traitement des individus. Nous avons raison, mais nous savons aussi que les gens s’en remettent rarement à la raison dans leurs jugements moraux. Dans ce premier numéro de L’Amorce, le philosophe suisse interroge la psychologie morale des intuitions spécistes, celles-là mêmes qui conduisent à minimiser ou ignorer les intérêts des animaux.

Ces intuitions, constate-t-il, s’expliquent par le tribalisme et la dissonance cognitive. On perçoit moralement les animaux comme des membres d’une autre tribu, et on ajuste nos croyances à nos pratiques – culinaires notamment. Puisque ces facteurs explicatifs sont sans rapports avec la vérité des intuitions spécistes, il s’ensuit qu’elles ne sont pas fiables. Pour penser le spécisme, il faut donc se méfier de nos intuitions – qui correspondent au système 1 du psychologue Daniel Kahneman – et examiner des arguments en mobilisant le système 2, la raison. À la réflexion, n’est-ce pas ce qu’essaye de faire une revue ?

La seconde raison de publier, c’est de rassembler. Car un volume papier, c’est d’abord ça : réunir sous une même couverture des auteurs et des autrices dont on juge la parole pertinente. Et ce faisant, créer du lien, constituer un « nous ». Car ce rassemblement a bien sûr un sens politique. Il signale une présence : nous sommes nombreux, y compris dans le monde universitaire, à penser que nous avons un gros problème avec le spécisme. En ce sens, publier une revue antispéciste, c’est donc participer à un mouvement social et politique, à un projet collectif.

La revue s’ouvre d’ailleurs avec un texte collectif, La Déclaration de Montréal sur l’exploitation animale, lancé le 4 octobre 2023. Signée par plus de 500 philosophes moraux et politiques, elle ne plaide pas pour la viande locale ou bio, mais condamne explicitement toute forme d’exploitation des animaux sentients, c’est-à-dire capables d’éprouver du plaisir, de la douleur ou des émotions. Lorsqu’il m’arrive d’avoir des doutes (déformation professionnelle), je me souviens qu’il existe une expertise philosophique, et que ce n’est pas demain la veille que 500 philosophes moraux et politiques seront prêts à se commettre pour défendre l’exploitation animale.

Mais quand bien même les antispécistes auraient tout faux, cela ne changerait rien à la troisième raison de publier : c’est intéressant. Contrairement à ce qui se passe pour la plupart des gens – ce qui inclut la plupart des journalistes et des intellos – il faut bien comprendre que, pour les animalistes, la question de l’éthique de l’exploitation animale est réglée depuis longtemps. Nous nous intéressons aujourd’hui à d’autres questions, plus pragmatiques, plus politiques.

D’ailleurs, où situer politiquement l’animalisme ? Si les organisations féministes manifestent souvent leur soutien à Black Lives Matter, aux immigré·es ou aux homosexuel·les, « les groupes animalistes restent en dehors de ces solidarités progressistes », constate Will Kymlicka. Cela viendrait d’une croyance profondément enracinée en chacune, à savoir que la valeur de l’humanité réside dans sa différence avec l’animalité.

On le voit bien avec les métaphores et les insultes animalières utilisées pour dévaloriser, en les déshumanisant/animalisant, des groupes vulnérables (femmes, musulman·es, Noir·es), ceux-là même que défend la gauche. Et le philosophe canadien de résumer : « L’argument le plus courant en faveur des droits des animaux repose sur la continuité entre les humains et les animaux ; à l’inverse, l’argument le plus courant pour les droits des groupes déshumanisés repose sur une discontinuité radicale entre les humains et les animaux. » Qui l’eut cru, l’humanisme de la gauche possède un revers embarrassant : le suprémacisme humain.

Un écho très concret de ces préoccupations résonne dans la lettre ouverte qu’adressent des militantes antispécistes – des orphelines de la gauche – aux féministes. Les autrices proposent à leurs alliées une « solidarité passive », le respect d’un principe de non-nuisance. Concrètement, cela implique par exemple « de cesser d’alimenter le spécisme via des slogans suprémacistes humains (« nous ne sommes pas des animaux », ou encore « nous ne sommes pas du bétail », « ni viande ni objet ») » ou que l’option végétalienne soit offerte par défaut dans les rassemblements militants.

De même, au Brésil, explique Sandra Guimarães en entrevue, le mouvement du « véganisme populaire » construit des ponts avec la lutte des paysans sans terre et d’autres mouvements de justice sociale. L’activiste brésilienne du réseau antispéciste UVA (União Vegana de Ativismo) s’empare de thèmes comme la réforme agraire, l’agroécologie, la souveraineté alimentaire ou la décolonisation des pratiques agricoles. Pour elle, toute bonne stratégie doit tenir compte des besoins des gens : « La vie du peuple est tellement difficile que si la lutte n’améliore pas concrètement la vie des classes populaires dans le présent, elle ne fera jamais sens pour nous. »

En Amérique du Nord, les masculinistes se moquent des soy boys, ces hommes véganes soi-disant féminisés par le soja. Mais ce n’est pas tout. Comme le rappelle Élise Desaulniers, l’extrême droite instrumentalise aussi un fait biologique, à savoir que tous les êtres humains ne sont pas égaux devant la digestion du lait, pour valoriser la « race blanche ». En effet, seules les populations (adultes) qui possèdent une mutation génétique capitale, la « persistance de la lactase » peuvent digérer le lait. Pour les personnes d’ascendance européenne et des peuples nomades d’Afrique, c’est un héritage de leur ancêtre ayant domestiqué les vaches. Ajoutez à cela la couleur du lait et voyez comment l’extrême-droite peut en faire un symbole qui conjugue suprémacisme humain et suprémacisme blanc. Avouez que c’est intéressant.

Publier une revue antispéciste, c’est rassembler en créant des juxtapositions inédites : c’est touiller de l’information et lancer des idées. Que se passera-t-il dans la tête des lectrices qui liront un article sur l’intelligence artificielle, un autre sur la souffrance des animaux dans la nature et un troisième sur le Black veganism ? Quelles connexions inédites vont s’enclencher ?

Quant à la quatrième raison, c’est qu’il y a de la place pour nous. Hélas. La couverture médiatique est en effet saturée de spécisme : presque tous les vecteurs d’information tiennent pour acquis que l’espèce est un critère de discrimination légitime. Or, pour avoir un marché libre des idées, il est crucial que toutes les positions soient exprimées (et en particulier les bonnes !). Cette dernière raison, même nos détracteurs devraient l’endosser. Brisons les monopoles idéologiques et accueillons, sous vos applaudissements, une nouvelle perspective cohérente et radicale.

La revue mérite en particulier d’exister dans l’espace informationnel francophone. Car L’Amorce n’est pas particulièrement une revue française. Cinq d’entre nous vivent à Montréal ou sont québécoises, l’un vient de Suisse, deux vivent en Angleterre et une demeure même à la campagne, en Ardèche. De fait, nous sommes bien placées pour apprécier la lenteur d’allumage relative des intellos aux enjeux animalistes dans divers pays. Et la France ne nous impressionne pas beaucoup.

Dans les journaux, lorsqu’on s’aventure à parler d’antispécisme, on équilibre aussitôt le papier avec « l’autre côté de la médaille ». Des ouvrages publiés par des journalistes (par exemple du Figaro ou de Philosophie magazine) prétendent invalider l’antispécisme. Ils agitent le spectre de la panique morale et hurlent au loup, ce qui ne contribue pas à élever le débat. Je me souviens en particulier d’un dialogue de sourds lorsque Valéry Giroux fut invitée par Alain Finkielkraut sur France Culture à défendre son Que sais-je ? sur l’antispécisme.

Notre projet consiste à offrir des analyses que l’on n’entend pas à la radio. Ainsi, Valéry Giroux pose dans ce numéro une question qui fâche, impubliable ailleurs : les véganes qui, comme moi, se privent au quotidien des délices tirées de l’exploitation animale, ne le feraient-ils pas pour rien ? Quelle est l’efficacité réelle du boycott végane? Avec sa rigueur habituelle, la philosophe québécoise analyse la plus récente littérature scientifique sur le sujet et conclut qu’il existe de bonnes raisons non seulement déontologiques, mais aussi conséquentialistes de se priver (ouf !). Elle s’inscrit par-là dans le courant très « esprit critique » ou zététique qui se développe depuis quelques années dans le monde animaliste – et dont Florence Dellerie est une autre représentante, en plus d’avoir paré ce premier numéro de ses croquis animaliers.

En définitive, je crois que c’est une certaine reconnaissance intellectuelle que l’on va chercher lorsqu’on décide de publier une revue contre le spécisme. C’est la responsabilité de contribuer au débat et le droit de répliquer lorsqu’on juge que des intellos disent n’importe quoi sur le sujet. Ce qui arrive plus souvent qu’autrement. Thomas Lepeltier, dont la revue papier reprend une tribune contre certaines thèses environnementalistes, a écrit tout un livre sur le sujet, L’Imposture intellectuelle des carnivores.

Les intellos sont responsables de ce qu’ils écrivent. Ainsi, lorsque Baptiste Morizot attaque l’antispécisme avec un mauvais argument, nous estimons devoir lui répondre (« Un philosophe confondant »). Lorsque l’anthropologue Charles Stépanoff cire les bottes des chasseurs français, nous pensons qu’une riposte est requise (« Un anthropologue chachant chacher »). Publier une revue contre le spécisme, c’est assumer le contre. C’est tenir son cap dans la bataille des idées et donner le change aux défenseurs du spécisme.

En résumé, je vois au moins quatre raisons, en 2024, de publier une revue francophone contre le spécisme : parce qu’il y des raisons morales de combattre cette discrimination, parce que c’est politiquement rassembleur, parce que c’est intéressant et pour donner à la critique du spécisme la place légitime qui lui revient dans le monde des idées. Gageons que ce sont autant de raisons de lire une revue antispéciste.

NDLR – Après cinq ans d’existence en ligne, le revue L’Amorce a publié un premier numéro papier paru le 17 avril.

#politique #animalisme #spécisme #antispécisme #LAmorce #AOC

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La démocratie à l’épreuve de l’IA | AOC

Un article de Anne Alombert, philosophe, accessible gratuitement sur inscription sur le site d’AOC.

Avec l’arrivée des « intelligences artificielles génératives » sur le marché, la question sera de moins en moins celle de la production ou de la modération des contenus, désormais générés en masse et de manière automatisée, mais de plus en plus celle de la sélection des contenus produits et publiés : si nous voulons avoir une chance de nous repérer dans l’environnement informationnel à venir, nous devons faire en sorte que les contenus jugés pertinents soient les contenus les plus vus, sans quoi, il ne faudra pas longtemps avant que la surcharge (dés)informationnelle détruise à jamais l’idéal de partage des savoirs qui était à l’origine du web.

Il suffit de donner aux citoyens le pouvoir d’agir sur les algorithmes de recommandation, en articulant ces derniers avec les interprétations, les évaluations et les jugements humains. Il s’agit d’inverser la tendance : au lieu de laisser aux algorithmes de quelques entreprises privées le pouvoir de téléguider les choix des citoyens, il semble nécessaire de donner aux citoyens la possibilité d’influencer les recommandations algorithmiques afin de valoriser les contenus qui leur semble les plus appropriés.
Ce passage de la recommandation automatique et privée (fondée sur les choix des entreprises et la quantification des vues) à la recommandation herméneutique et citoyenne (fondée sur les interprétations des citoyens et la qualité des contenus) est tout à fait possible.
Le dégroupage des réseaux sociaux implique de contester l’hégémonie des plateformes sur toutes les fonctions et services qu’elles regroupent et à affirmer le droit d’autres entreprises ou d’autres entités à assumer certaines de ces fonctions ou à fournir d’autres services en implémentant leurs systèmes sur les plateformes elles-mêmes. Si le dégroupage entrait en vigueur, les réseaux sociaux comme Facebook, TikTok ou Twitter seraient obligés de s’ouvrir à des applications, services et acteurs extérieurs pour assurer certaines fonctions, notamment la recommandation. Les utilisateurs pourraient ainsi choisir entre différents systèmes de recommandation ceux qui leur semblent les plus pertinents : si certains souhaitent s’abandonner aux algorithmes de TikTok ou de Twitter, pourquoi pas, mais tout le monde ne serait pas obligé de se plier à ce choix, certains pourraient préférer se fier à d’autres tiers de confiance plus pertinents – par exemple, à des médias, à des institutions, à des associations ou à des groupes de chercheurs ou d’amateurs développant leurs propres systèmes de recommandation singuliers en fonction de critères explicités.

Une telle transformation semble en effet nécessaire, si nous ne voulons pas laisser la surcharge (dés)informationnelle détruire à jamais l’idéal de partage des savoirs qui était à l’origine du web et les principes de la liberté d’expression et d’opinion qui sont au fondement de nos démocraties. Seules les perspectives de la recommandation collaborative et du dégroupage des réseaux sociaux peuvent aujourd’hui permettre d’implémenter concrètement ces principes dans les architectures numériques. Les régulations en cours à l’échelle européenne (DMA et DSA) rendent cela possible et la récente résolution du Parlement européen appelant à agir contre les « interfaces addictives » nous y invite.

#politique #information #IA #intelligence-artificielle #réseaux-sociaux #recommandation #dégroupage #Anne-Alombert #AOC

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Apologie du terrorisme, criminalisation de la solidarité et délit d’opinion | AOC

Un article issu de la revue en ligne AOC – Analyse opinion critique.

Par Vanessa Codaccioni, historienne et politiste.

Après la candidate aux Européennes Rima Hassan, c’est au tour d’une autre personnalité LFI, la députée et présidente de groupe parlementaire Mathilde Panot d’être convoquée par la police dans le cadre d’une enquête pour « apologie du terrorisme ». Nouvelle illustration de l’usage de dispositifs antiterroristes contre l’activité militante, syndicale et politique dans une société désormais scrutée par un activisme de surveillance.

L’apologie de crime est inventée à la fin du XIXe pour réprimer les « menées anarchistes » dans le contexte d’une multiplication des attentats. Ce délit « l’apologie de crime » fait ainsi partie d’un ensemble de mesures prises pour « purger à jamais de la bande anarchiste le territoire de la république française » selon les mots du Président du conseil de l’époque Dupuy en 1884[1].

Comme la création du délit d’association de malfaiteurs que nous connaissons bien aujourd’hui puisqu’il constitue l’essentiel du contentieux terroriste, l’apologie de crime est partie intégrante des « lois scélérates » visant à faire tomber sous le coup de la loi tout discours anarchiste attentant à la « sûreté de l’État » mais qui en réalité a pour objectif de faire taire toute forme d’opposition à gauche. Dès son origine, l’apologie de crime cible donc les discours « gênants » le pouvoir.

C’est ainsi qu’il sera mobilisé à certains moment de l’histoire pour criminaliser l’action contestataire d’ennemis intérieurs surcriminalisés. Par exemple, pendant la guerre froide et la guerre d’Indochine, des militants communistes ont pu être inculpés « d’apologie du pillage », de l’incendie ou de meurtre, mais aussi d’apologie d’actes de désobéissance militaire lorsqu’ils soutenaient l’action de soldats refusant de partir combattre dans la colonie. Le même phénomène s’observe dans les années 1970 contre des militants maoïstes de la Gauche prolétarienne (souvent couplé avec la « provocation au crime »), à l’instar des dirigeants de La Cause du peuple, Jean-Pierre Le Dantec et Michel Le Bris, respectivement condamnés à Paris par la 17 chambre du Tribunal de grande instance le 28 mai 1970 à un an et huit mois d’emprisonnement pour provocation et apologie de crimes et délits. Là encore, ce sont les « ennemis publics n°1 » qui sont visés par cette infraction.

Néanmoins, le délit d’apologie du terrorisme n’est créé qu’en 2006 (le mot « terrorisme » ne rentre dans le code pénal qu’en 1986) dans le contexte d’un globalisation juridique et pénale du terrorisme par laquelle tout comportement susceptible de présenter un lien, même immatériel, avec le terrorisme se trouve incriminé. Le terrorisme devient progressivement un « phénomène criminel global » dont chaque étape est repréhensible et condamnée : l’intention, les actes préparatoires, l’acte lui-même mais aussi tout possible « prolongement », soutien ou forme de solidarité.

D’où la centralité accordée à l’apologie du terrorisme, qui est par ailleurs retirée en 2014 des délits de presse pour devenir un délit « ordinaire », ce qui permet de soumettre ces actes d’apologie aux règles de procédure de droit commun et à certaines règles prévues en matière de terrorisme comme la possibilité́ de procéder à des saisies et de recourir à la comparution immédiate, exclues en matière de presse, ou d’aggraver les peines si les faits sont commis par Internet.

Censée punir la propagande et faire obstacle à la stratégie médiatique des organisations terroristes qui jouent sur la glorification et l’héroïsation, la répression de l’apologie du terrorisme est sur-utilisée après les attentats de janvier 2015 à Paris, pour la plupart suite à l’expression publique d’une solidarité́ avec les frères Kouachi ou avec Amedy Coulibaly, auteurs des tueries de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher qui ont fait dix-sept morts. Se déroulant devant le tribunal correctionnel, ces multiples procès du début de l’année 2015 reflètent cette nouvelle orientation pénale et judiciaire de l’antiterrorisme, et illustrent les procès pour terrorisme qui peuvent s’y dérouler, à savoir des procès pour des actes de faible gravité pénale, ou tout au moins, pour des faits de moins en moins reliés à des actes dits « terroristes » ou à l’exécution d’attentats[2].

L’apologie du terrorisme n’en donne pas moins lieu à des dérives certaines, comme la condamnation d’un homme de 18 ans à 3 mois de prison avec sursis pour avoir nommé sa wifi DAESH[3] ou la convocation par la police de collégiens, parfois de jeunes enfants dont l’un de 8 ans, pour des propos tenus en marge des minutes de silence au sein de l’institution scolaire[4]. Dans de nombreux cas, les affaires ont pour origine un signalement effectué par internet : 35000 signalements avaient été faits pour apologie du terrorisme sur la plateforme Pharos à la suite des attentats de janvier 2015, alors que seul 1500 de ce type avaient été enregistrés pour toute l’année précédente[5]. « Pour signaler des contenus ou des comportements illicites, ayez le réflexe Pharos ! » avait lancé le 7 janvier 2015 la police nationale sur Twitter.

Les nombreux cas d’apologie du terrorisme publicisés depuis le 7 octobre 2023 s’inscrivent ainsi dans la longue liste d’affaires de ce type, qui se multiplient en France dès la perpétration d’un attentat. Ils ont néanmoins une double spécificité. D’une part ils n’ont pas de lien avec des actes terroristes s’étant déroulés sur le territoire français, même si certaines affaires ont pu éclater dès le début des années 2000. Citons par exemple le cas d’un hebdomadaire basque dont le directeur de publication et le dessinateur avait été condamnés à 1500 euros d’amende pour une caricature félicitant le Hamas des attentats du World Trade Center[6]. Mais ces affaires d’apologie du terrorisme pour des propos, discours ou illustrations suite à un attentat commis à l’étranger étaient rares. Ce n’est plus le cas.

L’autre spécificité depuis le 7 octobre tient à la diversification et à l’extension des cibles de l’apologie du terrorisme : des syndicalistes, des intellectuels, des militants « en vue », des personnalités politiques, qu’elles soient investies dans une campagne électorale ou qu’il s’agisse de parlementaires de l’opposition (jusqu’à la Présidente d’un groupe à l’assemblée nationale), des étudiants (comme ceux de l’EHESS), viennent rejoindre les musulmans ou supposés tels d’ordinaire convoqués, jugés et condamnés pour ce délit.

Outre la multiplication des prises de position sur le conflit israélo-palestinien et des réactions aux horreurs et drames du 7 octobre et de la guerre à Gaza, cette situation doit être rapportée à deux phénomènes sociaux que nous avons largement décrits par ailleurs[7] : premièrement l’usage de dispositifs antiterroristes contre l’activité militante, syndicale et politique, qui s’observe depuis le début des années 2000 et qui ne se réduit pas à ce type de poursuites (surveillance « antiterroriste », fichage S, poursuites pour association de malfaiteurs, assignation à résidence de militants etc.) ; et deuxièmement la centralité des signalements dans la répression aujourd’hui.

En effet, depuis les attentats du 11 septembre 2001 nous sommes entrés dans des « sociétés de vigilance » où les autorités encouragent les citoyennes et les citoyens à signaler tout comportement anormal, suspect, faisant craindre un passage à l’acte terroriste ou un processus de radicalisation. Outre les modalités de saisine habituelles, les signalements internet contribuent ainsi à l’explosion des affaires, auxquels doivent être ajoutées ici les plaintes d’associations ou de politiques, tel ce député de l’opposition se vantant sur les réseaux sociaux de voir ses multiples signalements depuis le 7 octobre aboutir à des convocations par la police.

Ce qui inquiète aujourd’hui, c’est cet activisme de surveillance qui traque le moindre supposé dérapage à des fins de dépôt de plainte et pour réduire au silence des hommes et des femmes en lutte, surtout dans un contexte de multiplication des interdictions de manifester sa solidarité envers le peuple palestinien (interdiction de manifestations, interdiction de réunion, annulation de prises de parole publiques etc.).

Mais l’apologie du terrorisme et ses usages, politiques notamment, ont également de quoi inquiéter. L’apologie du terrorisme est, en droit, le fait de provoquer à des actes terroristes ou d’en faire publiquement l’apologie. Il s’agit donc d’une incitation au terrorisme, d’une glorification d’attentats violents et meurtriers et de leurs conséquences, d’une satisfaction exprimée à l’égard de la mort violente d’autrui dans le cadre d’une attaque terroriste. Or, de ce que l’on voit dans la presse ces dernières semaines, l’apologie du terroriste n’est plus seulement le soutien public à des actes terroristes – ce sont les « bravo » et les « bien fait » qui ont existé le 7 octobre – mais l’expression d’une solidarité envers un peuple opprimé, qui s’en trouve dès lors criminalisée. De la même manière et par une autre extension de son acception, toute critique envers une politique, un État, ici Israël, se voit sanctionnée d’une convocation par la police, d’un procès ou d’une condamnation. Ce faisant et dans ces cas, l’apologie du terrorisme se meut en dispositif de restriction de la liberté d’expression, de censure et d’autocensure par crainte des représailles, et se transforme en délit d’opinion pour criminaliser des luttes et l’opposition.

[1] Le Procès des Trente. Notes pour servir à l’histoire de ce temps, 1892-1894, Éditions Antisociales, 2009, p. 6.
[2] Julie Alix, Terrorisme et droit pénal. Études critiques des incriminations terroristes, Paris, Dalloz, 2010, p. 144 et suivantes.
[3] Le Parisien, 4 novembre 2016.
[4] Le Monde, 29 janvier 2015.
[5] Le Figaro, 10 février 2015.
[6] La Dépêche, 9 janvier 2002.
[7] Vanessa Codaccioni, Répression. L’État face aux contestations politiques, Textuel, 2019 ; La Société de vigilance. Auto-surveillance, délation et haine sécuritaires, Textuel, 2021.

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Réarmer l’école ? Mais de quelle guerre parlons-nous ? | AOC

Un article issu de la revue en ligne AOC – Analyse opinion critique.

Par Roger-François Gauthier, docteur en sciences de l’éducation, professeur associé à l’université Paris-Decartes.

Alors que le président Emmanuel Macron ne cesse d’appeler à « réarmer » l’école, ce slogan apparaît comme la poursuite de l’armement d’une certaine conception de l’école, pour effacer l’idéal d’une école commune et pour en faire un jeu aberrant de recherche de compétition et de « résultats ». Séparatiste et désespérante, une telle école est condamnée à devenir de plus en plus inégalitaire et à assigner les élèves perdants à des savoirs minimums.

« Réarmement » prescrit tous azimuts, école comprise, avec des adjectifs (comme « civique ») et des décisions du style « je ne veux voir qu’une oreille ! » à la clé… L’opinion, d’abord perplexe, se montre passive en se disant peut-être que, face au désarroi de la jeunesse et aux vices auxquels la conduirait l’oisiveté (le président de la République a explicitement esquissé la citation du proverbe !), toutes les activités annoncées au titre du réarmement joueraient le rôle qu’on attribue parfois aux clubs sportifs : « ça va au moins les occuper ! ». Et les éloigner du chemin du vice. Et de l’envie de manifester, puisque le même personnage a démontré qu’à l’origine de la mobilisation de bien des jeunes faisant suite à la mort de Nahel, il y avait leur désœuvrement consécutif à la désorganisation de la fin de l’année scolaire occasionnée par la réforme de son ancien ministre Blanquer (il serait alors le coupable ?) sur le baccalauréat ! Et non pas leur émotion, bien sûr, comme des naïfs ont pu le penser.

Prenons donc le mot à la lettre : il s’agirait non pas d’armer, mais de « réarmer ». C’est ce « ré » qui nous interroge. C’est-à-dire qu’on viserait l’atteinte d’un certain état d’« armement » qui aurait été celui de quelque passé. Alors que l’école contemporaine ne donnerait à voir que pacifisme béat et laisser-aller de permissionnaires en goguette ? Étrange : nous avons plutôt l’impression du contraire ! Et c’est ce que nous allons démontrer.

La stratégie, compétence fondamentale exigée des familles par l’école française dans la compétition sociale

C’est étonnant en effet, car en écrivant cela, on ne peut s’empêcher de songer à une réalité triviale : plutôt que de passivité béate, la réalité de beaucoup d’enfants, dès le collège, est celle d’un stress permanent face à la multiplication de « contrôles » dont le statut et les modalités sont loin de leur être clairs, trop souvent la morsure du jugement par l’échec, prélude au décrochage, l’obsession des préoccupations d’orientation, l’angoisse autour de Parcoursup, le développement dans beaucoup de milieux de véritables stratégies familiales visant à être dans « la » bonne classe « du » bon établissement, avec « les » bonnes options et spécialités, afin d’être admis dans « la » bonne filière d’enseignement supérieur, c’est-à-dire souvent dans une classe préparatoire permettant à la fois de garder le plus de choix possible et d’être « distingué » par ce qui est, en France, contrairement à ce qu’on lit souvent, bien plus efficace qu’un diplôme : une inscription sur sélection.

Cette réalité institutionnalisée de la compétition crée pour toutes les familles qui parviennent à s’y repérer une obligation de mettre en œuvre une véritable stratégie. Ne sommes-nous pas déjà là, et violemment, plongés dans une guerre ? Et ne s’agit-il pas alors, pour chacun, de s’« armer », sans même que l’État ait à s’en soucier, pour se tirer au mieux de ce parcours du combattant qu’est devenue en France la scolarité pour toutes les familles, vaincues ou victorieuses du grand combat.

Il convient toutefois de rappeler à ce stade que la situation est très différente dans d’autres pays, selon diverses modalités que la comparaison attentive à l’expérience scolaire réelle des élèves fait apparaître : si en certaines contrées, notamment celles marquées par la philosophie de Confucius, et quel que soit leur régime politique, la compétition est forcenée, à grand coup de cours du soir, il est d’autres cas, en Europe (faut-il citer l’Écosse ? l’Italie ? Des pays scandinaves selon les périodes ?) où la préoccupation de voir tous les enfants heureux pendant la scolarité et surtout quitter l’école avec un certain type de culture est bien plus présente et active que la compétition. Dans ces pays, c’est le monde social qui s’en charge, certes, mais avec une participation moindre du monde scolaire. Et cette configuration moins guerrière apparait dès les textes qui organisent l’éducation.

En un temps pas si lointain l’École fut une utopie

La France n’est toutefois pas une exception car un peu de recul historique nous montre qu’il s’agit, avec la compétition scolaire, d’une pandémie politique et sociale. Sans doute plus grave que son équivalent biologique car les États, loin de lutter contre elle, font tout pour la favoriser. La quasi-totalité des pays sont passés depuis une génération de l’optimisme confiant de l’après-guerre, dont par exemple la fondation de l’UNESCO est un témoignage fort, à une conception martiale et guerrière de l’éducation.

En effet, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand le concept d’État-providence avait le vent pour lui, quand les humains parlaient de Paix et de Droits de l’homme, malgré l’imminence de la tension entre les deux blocs de la « guerre froide », l’UNESCO parvenait à proclamer dans le préambule de son Acte constitutif que « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix. ». Établir une paix durable après les deux conflits mondiaux semblait imposer qu’elle s’établisse sur le fondement d’une solidarité construite au sein des systèmes et des politiques d’éducation.

Cet accord au moins consensuel entre les principaux pays de l’époque sur ce qui apparaissait comme une utopie à portée de main s’accompagnait d’un autre consensus diffus sur l’importance de l’éducation pour le développement, sur le bienfait que serait pour les populations la diffusion des lumières de la science, ou sur l’urgence, dans les décennies qui suivirent, du développement de systèmes d’éducation « pour tous » dans les pays qui accédèrent aux indépendances.

En France comme en d’autres pays qui étaient déjà dotés de systèmes d’éducation relativement puissants, ce même mouvement prit à la même époque la forme du développement de la « démocratisation » scolaire. En France fut instauré en 1975 un enseignement de type secondaire inférieur, baptisé collège, généralisé et commun à tous les élèves, visant l’accès de tous à autre chose qu’aux seules compétences basiques de l’enseignement primaire.

On ne voit pas toujours que dans l’histoire des systèmes d’éducation, il s’est agi à cette époque et pour la première fois de poser cette question de l’accès de tous les humains à ce que peuvent représenter les savoirs de l’enseignement dit « secondaire », c’est-à-dire des savoirs n’apparaissant pas comme immédiatement nécessaires pour la vie quotidienne. L’ambition était culturelle : c’est à ce genre de déraison que se risquaient les humains de l’après-guerre, pensant que cette espèce pouvait et devait s’aventurer au-delà de ce que d’autres appelleront plus tard des « fondamentaux ».

Puis l’état de guerre fut proclamé, de tous contre tous

Tout bascula dans la décennie 80 du siècle dernier : on se souvient que, selon des initiatives occidentales, l’idéologie néo-libérale, avec comme hérauts des personnages comme Margaret Thatcher et Ronald Reagan, proposa que l’éducation devienne une occasion de profit, l’État s’en désengageant peu à peu. Cela fut tout sauf anecdotique puisque, peu à peu, malgré la grande diversité des systèmes et des cultures éducatives des pays, on vit partout des intérêts privés investir dans l’éducation, en même temps que des familles adhéraient à la recherche pour leurs enfants d’une école distincte de l’école commune, leur donnant toutes leurs « chances » au sein d’un jeu total de compétition.

On ne perçoit pas toujours assez à la fois la raideur du virage ni la vitesse de son expansion. En quelques décennies, dans la quasi-totalité des pays, et quel que soit le régime politique, les gens ont pris l’habitude de considérer l’éducation comme un bien privé, à la définir en référence à la liberté individuelle, comme un « bien » à acquérir par des moyens privés, et dont les bienfaits ne sont pas à attendre à une échelle collective.

On vit les systèmes du monde entier dès lors se fracturer. Et on vit en effet la « compétition » se développer comme jamais entre les élèves, mais aussi ce qui était nouveau en certains pays, entre les établissements, mais aussi entre les sous-systèmes (entre privé et public, mais à l’intérieur de la sphère privée, entre plusieurs allégeances confessionnelles, pédagogiques, ou commerciales) et les systèmes nationaux eux-mêmes, comme cela apparut dans les classements internationaux réalisés notamment par l’OCDE sous le nom de PISA.

Alors, oui, si on y songe, c’est sans doute à cette guerre de compétition généralisée que pensent les dirigeants français, car, à tous niveaux, elle les arrange : au niveau national, en montrant qu’on fixe un cap, classique, à une nation, comme lorsqu’après la défaite de 1870 des éducateurs français allèrent voir ce qu’il y avait de mieux dans les écoles allemandes ; au niveau inter-système, en continuant à montrer, sans en analyser le pourquoi, que les établissements privés ont souvent de meilleurs « résultats » (du moins les établissements les plus élitistes) ; au niveau inter-établissements, en ce que cela soulignera des différences sur lesquelles on a peu de capacité d’agir et renforcera les ghettos ; enfin, entre les classes dans une même école et entre élèves, plus que jamais, qu’on continuera à accabler sous les constats menaçants selon lesquels « s’ils avaient plus travaillé… ».

L’escompte attendu par le pouvoir court-termiste

Si on se demande pourquoi les dirigeants actuels, après d’autres et comme d’autres ailleurs, ont décidé de retenir cette approche de l’école, on pourrait avancer les arguments suivants, qui sans doute se cumulent.

En premier lieu, il s’agit d’une simplification du paysage mental des populations, qui consiste à leur inculquer l’idée qu’il n’existe pas d’autre logique possible, nulle part, que celle de la soi-disant loi du capitalisme, faite de concurrence, de liberté de choix et de satisfaction des désirs par la consommation. Il s’agit bien sûr de satisfaire les dominants en renforçant le sentiment que l’inégalité des écoles et des gens est une fatalité : les vaincus sont dans leur tort, étant donné que le seul principe proclamé est celui de l’égalité des chances et qu’il correspondrait à la réalité.

Dans cette logique, il s’agit de ramener les questions d’éducation à une question de résultats à atteindre par les élèves et les systèmes, mais en faisant totalement l’impasse sur la question des finalités à poursuivre. L’éducation n’est pas appelée à « se penser », à faire l’objet de décisions politiques, il ne s’agit que de questions managériales, du ministère à la salle de classe.

Ensuite, par un recours aux vocabulaires à la fois guerrier et de restauration d’un ordre mythique, il s’agit de répondre à un besoin de sécurité proclamé de citoyens et citoyennes inquiets face aux menaces diverses qui pèsent sur le « monde commun ».

Enfin, il s’agit de poursuivre à l’échelle nationale le programme mondial, depuis Thatcher et Reagan, selon lequel l’argent privé doit s’investir et fructifier dans le champ de l’éducation, principe économique et politique particulièrement actif et productif à l’heure des technologies numériques.

Le désarmement programmé du « commun »

Malgré le caractère martial des annonces, rien ne se passera d’autre que le renforcement du système actuel, rendu plus efficace et assuré dans ses constantes nuisibles. En revanche, un résultat important en termes idéologiques est attendu, à savoir effacer pour longtemps tout ce qui pourrait tracer le chemin d’une éducation commune, qui privilégierait deux choses. D’une part, la maîtrise par tous les élèves d’une culture commune servant de répertoire commun de références à la collectivité nationale. En cela le projet d’école « réarmée » selon l’actuel gouvernement est une école séparatiste.

D’autre part, la constitution d’une école qui ferait ce qu’elle dit, à savoir mettre les élèves dans l’enfance sur un pied d’épanouissement comparable, permettant à tous d’envisager la poursuite de la vie et des études de leur choix. En cela le projet d’école « réarmée » selon l’actuel gouvernement est une école désespérante.

« Culture commune », « collège unique », « socle de culture », « démocratisation de l’école », « école inclusive », ce sont tous ces termes et références qui devront être abandonnés. En cela, le « réarmement » annoncé n’apportera rien, sauf le « désarmement » de tout ce qui a trait à l’école commune. Tout un rêve international et séculaire, proclamé par les Nations unies à hauteur d’humanité, se trouve ainsi interrompu et révolu.

Ne nous cachons pas que l’heure est grave : le pouvoir politique dispose en effet pour arriver à ses fins d’atouts incontestables, comme le recours à deux imaginaires inscrits depuis longtemps dans les esprits. L’imaginaire du « résultat » plaide en faveur de tout ce qui peut permettre d’améliorer des « résultats » ou d’en cultiver la religion, comme le management ou encore les neurosciences qui voient dans la recherche de « l’efficacité » la fin des fins, ce qui permet d’éviter de poser la question des finalités communes. Des « moyens » justifiés par aucune « fin » ! Et l’imaginaire de la « méritocratie » et la croyance dans la valeur des jugements portés par l’école (les notes, les examens, les décisions d’orientation) ainsi qu’à la valeur par essence des savoirs qu’elle enseigne, constituent un univers mental qui, à gauche comme à droite, empêche depuis longtemps de penser l’éducation.

Le travail de dénonciation ne suffira pas : il faut en effet réarmer l’idée de commun et ne pas craindre de proclamer que c’est elle que nous opposons à l’idée de l’école séparatiste et désespérante présentée par le trio gouvernemental. Macron a d’ailleurs fait de l’école son « domaine réservé », sans respect de la Constitution, montrant par là quelque acharnement, qui doit nous inquiéter tous, à réaliser son programme.

Autre chose est pourtant urgent à faire ! Au nom de l’humain

Ainsi donc le slogan « réarmer » nous apparaît bien comme la poursuite de l’armement d’une certaine conception de l’école, conforme à celle de nombreux pays, qui sont même « en avance » sur la France, pour effacer l’idéal d’une école commune et pour en faire un jeu aberrant et méchant de recherche de compétition et de « résultats ».

L’école sera ce qu’elle devient partout, de plus en plus inégalitaire, et donc limitant et assignant les élèves perdants à des savoirs minimums. Ce qui, bien sûr, aura une signification en termes généraux, l’espèce entière pouvant, comme certains futurologues le laissent craindre, être de plus en plus fortement et irrémédiablement fracturée selon l’accès aux savoirs qui aura été organisé à cette fin.

C’est pour atteindre cet état qui ne gêne en rien les dirigeants qu’ils proposent de « réarmer » en reprenant les mauvaises recettes de ce qu’ils appellent le passé : on peut bien sûr citer les soi-disant fondamentaux renvoyant fallacieusement à l’école primaire de la Troisième République, la réinstauration de « groupes de niveaux », qui mettent à l’écart des élèves en les privant d’opportunités de découverte d’enseignements autres que ceux dans lesquels ils éprouvent des difficultés, le retour du redoublement qui a été jusqu’à récemment une tare du système français, l’invention d’un brevet comme examen d’entrée au lycée, qui n’est qu’une reprise de l’ancien examen d’entrée en sixième, sans même parler de la contre-référence historique à quelque uniforme.

On est ainsi certains que rien ne va changer, et que l’existant coupable va au contraire être renforcé, avec le discours ressassé sur l’égalité des chances, non seulement menteur, mais pervers en ce que l’école n’est pas une affaire de chance, mais vise le développement émancipateur de chacun.

Pourtant !

Que notre rejet du « réarmement » proposé par Macron et ses ministres ne laisse pas croire que nous pensons que s’en tenir à la situation actuelle de l’école en France ou à un de ses états antérieurs serait la solution ! Nous avons dit ailleurs[1] en quoi elle pèche par injustice et conservatisme, les deux se mêlant pour expliquer l’échec des « réformes » régulièrement envisagées, que le gouvernement soit à gauche ou à droite.

Mais puisqu’il nous est proposé d’« armer » les positions, allons-y en avançant deux idées.

Tout d’abord, l’école de France doit être libérée des ordres anciens auxquels, sans que les acteurs le sachent la plupart du temps, elle obéit, qu’il s’agisse de son élitisme littéraire hérité des collèges jésuites, avec toute une hiérarchisation indue des savoirs née dans ce contexte, qu’il s’agisse d’une tonalité scientiste héritée des Lumières, qu’il s’agisse surtout de ce qu’on a appelé son prométhéisme, à savoir son inscription dans une histoire construite autour des industries extractives, des nationalismes du XIXe siècle, des empires coloniaux et des situations post-coloniales sans définir d’autre rapport humain/nature que celui de l’exploitation sans limites.

Également, l’école de France doit renouer avec les débats et les grandes interrogations politiques sur son rôle, ses frontières, son lien avec les savoirs extérieurs à l’école et sur les finalités qu’elle retient collectivement.

À l’heure où le modèle ancien d’éducation assis sur ses certitudes abusives a échoué face aux crises contemporaines du savoir, l’école doit jouer le rôle exactement contraire de celui que propose le réarmement gouvernemental : un rôle délibérément utopique. C’est-à-dire faire et proposer aux gouvernements du monde que soit fait ce qui ne l’a jamais été : définir l’éducation à partir de ce qu’elle est pour tous les membres de l’espèce humaine, c’est-à-dire enseigner l’humain à l’humain, partout, en demandant toute son aide à l’anthropologie scientifique. Pour y gagner quoi ? D’approcher vraiment le commun, de pouvoir peut-être définir l’éducation comme « bien commun de l’humanité ».

Ce qui bien sûr pose au cœur de l’éducation tellement dévorée en l’état par la folie de la compétition la question du traitement du désir de puissance. Et ce ne sont certainement pas les systèmes scolaires qui prônent divers nationalismes et intégrismes, ou qui valorisent, dans l’esprit du deuxième amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique, la droit pour tous de porter des armes, qui sont d’une grande lumière sur la question.

Face au réarmement du jeu néo-libéral complexe face à l’école, proposons l’utopie, qui vise un peu plus haut que les pense-petits du redoublement et de l’uniforme ! Car il faut, et sans délais, se demander partout comment, face aux trois urgences de la vérité, du vivant, et de l’amour de l’autre, une vision large de l’éducation commune peut jouer son rôle dans la recherche de solutions sans trompe l’œil[2].

[1] Voir notamment Philippe Champy et Roger-François Gauthier, Contre l’école injuste, ESF, 2022, et « Quels savoirs pour une école juste ? », AOC, 27 septembre 2022.
[2] Des jalons forts existent, comme le rapport de l’UNESCO, Repenser nos futurs ensemble : un nouveau contrat social pour l’éducation, élaboré par la Commission internationale sur Les futurs de l’éducation.

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Emmanuel Macron : de l’extrême-centre à l’extrême-droite | AOC

Par Dominique Bourg.

Qui aurait pu prévoir en 2017 où nous en serions sept ans plus tard, au cours du second quinquennat Macron ? Ce dernier s’était fait élire sur la prétention de remiser l’ordre politique antérieur – les vieux partis de droite et de gauche au nom du « en même temps » –, de refonder la démocratie, de redonner de l’allant à la société française, de l’ouvrir à une modernité réaffirmée avec un président jeune et intelligent, ami du philosophe Paul Ricoeur.
À l’arrivée c’est, au lieu du « ni droite ni gauche », un illibéralisme décomplexé et l’assomption des thèses de l’extrême-droite sur l’immigration. En fait de refondation des institutions et de la démocratie, nous avons assisté à un exercice du pouvoir solitaire et autoritaire, qui a vidé de son sens une expérience pourtant intéressante comme la Convention citoyenne sur le climat.

Revenons à la France d’Emmanuel Macron. Avec les Etats-Unis, c’est la seule des démocraties occidentales avec un régime présidentiel, et non primo-ministériel, et donc avec un chef de l’exécutif non responsable devant le Parlement. C’est pourquoi la France et les Etats-Unis (de Trump) sont les seules démocraties à connaître une dérive illibérale sans changement institutionnel préalable.

« Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » se demandait Jupiter en janvier 2023. Effectivement pas OSS 117. Quand on ne tient pas compte des avis des conseils scientifiques que l’on a pourtant créés, quand on ne cherche même pas à s’informer convenablement, quand on préfère accorder du crédit en économiste sommaire à des promesses technologiques indéfiniment reportées, quand on pourchasse toute forme de conscience écologique à coups de mesures pénales, quand on gaze des scientifiques, etc., on ne peut effectivement qu’être surpris, incapable d’anticiper quoi que ce soit et d’assumer la fonction de protection de toute autorité publique digne de ce nom.

Le « en même temps » s’est vite transformé en « j’affiche une orientation, et j’agis en sens contraire ». Ceci a été spectaculaire dans le domaine de l’écologie où les actions n’ont en rien suivi les déclarations tonitruantes sur l’orientation écologique du second mandat par exemple. Il en est allé de même en matière d’innovation démocratique. Les propositions de la Convention citoyenne ont été détricotées par le gouvernement avant même le parlement, contrairement au « sans filtre » imprudemment affiché, de toute façon contradictoire avec la machinerie même de la décision publique.

#politique #néolibéralisme #écologie #Macron #Macronie #extrême-centre #extrême-droite #répression #autoritarisme #Dominique-Bourg #AOC

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Quel avenir pour la ferme Europe ? | AOC

Un article issu de la revue en ligne AOC – Analyse opinion critique.

Par Matthieu Calame, ingénieur agronome.

Aux Pays-Bas, en Allemagne et désormais en France, les agriculteurs manifestent. Contre l’Europe, contre les réglementations, contre les écologistes… Mais cet épisode n’est que l’ultime réplique des nombreux mouvements qui ont émaillés l’industrialisation de l’agriculture depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et si l’on en juge aux statistiques d’âge c’est le dernier. Alors quelle agriculture demain ?

Aux Pays-Bas, en Allemagne, en France, l’Europe agricole est en ébullition. Les problèmes des agriculteurs suscitent généralement un élan de communion quelque peu factice ou au moins éphémère. En France les plus lyriques ou cyniques aimeront évoquer une âme éternellement paysanne à défaut que le pays en ait encore la structure sociale.

S’y ajoutent généralement des vigoureuses prises de position syndicales visant à dénoncer en vrac l’abandon des agriculteurs, la perversité de l’Europe, l’inconséquence des consommateurs, la duplicité de la grande distribution, les pulsions agricolicides des écologistes – pardon, des écoterroristes – et l’incompétence de tous. Cette somme de clichés, même en partie fondés, ne constitue pas un diagnostic et n’ouvre sur aucune thérapie.

Ce chœur aguerri de médecins de Molière nous distrait de l’analyse des tendances de fonds et des causes de l’évolution présente de l’agriculture européenne laquelle est effectivement assez inquiétante pour que toute personne soucieuse de bien public et de souveraineté s’en préoccupe. Le mouvement actuel de protestation n’est que l’ultime réplique des mouvements nombreux qui ont émaillés l’industrialisation de l’agriculture depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et si l’on en juge aux statistiques d’âge c’est le dernier. Nous sommes contemporains de la dernière génération d’agriculteurs au sens d’une production menée dans un cadre individuel ou familial tant pour le capital que le travail. Ce qui rend inévitable de se poser la question du devenir de l’agriculture en Europe.

À vos ordres mon Général

Dès qu’il s’agit de politique agricole, est évoquée la citation prêtée au général de Gaulle « un pays qui ne peut se nourrir n’est pas un grand pays » ou un équivalent, les formules variant. Soit. Il s’agit de suggérer que le prophète de Colombey nous envoie ce message d’outre-tombe : soutenir les agriculteurs c’est soutenir l’agriculture et soutenir l’agriculture c’est soutenir la France.

J’ignore dans quel contexte De Gaulle aurait prononcé cette phrase, mais on cite beaucoup moins d’autres phrases telles que : « N’étaient les aléas que comportent les intempéries, l’agriculture n’est plus que la mise en œuvre d’un appareillage automatique et motorisé en vue de productions étroitement normalisées. »[1] ou cette recommandation qu’il aurait faite à Edgar Pisani en le nommant ministre de l’agriculture « vous n’êtes pas le ministre des agriculteurs mais le ministre de l’Agriculture de France. »[2] Ces deux expressions montrent deux choses, la première c’est que le Général avait conscience que l’industrialisation de l’agriculture en changeait la nature, et la deuxième que « les agriculteurs » n’étaient pas les garants naturels de l’agriculture de France.

En France tout commence et tout finit par De Gaulle. L’exégèse de la pensée gaullienne joue un rôle central dans la théologie politique. Ayant donc sacrifié à cette obligation, et montré que l’on pourra faire dire ce que l’on veut au Général, nous sommes autorisés à analyser la question agricole, et plus largement alimentaire, au prisme des enjeux actuels.

Considérons le triptyque agriculteurs, alimentation, souveraineté, non comme une évidence mais comme une série de questions. À quelle condition l’agriculture contribue-t-elle à la souveraineté d’une société ? Quelles formes sociales et quels acteurs sont à même de mener cette agriculture ? C’est à la lumière de ces deux analyses que l’on pourra comprendre ce qui se joue dans la crise – récurrente – du monde agricole et formuler quelques maximes politiques qui devraient guider les politiques européennes, si l’Union trouvait effectivement en elle-même le désir et la force d’être souveraine au XXIème siècle.

Agriculture et souveraineté

Aucun groupe humain ne se maintient s’il n’est pas en capacité de se nourrir. Les militaires le savent, l’intendance joue dans l’effort de guerre un rôle déterminant. C’est a fortiori vrai pour les groupes politiquement organisés en cité ou en État. Les politiques frumentaires sont au cœur du politique. Si vrai, qu’en 439 av. J.-C., le Sénat romain pour faire face à une famine accepte la nomination d’un magistrat particulier, l’ancêtre du préfet de l’annone, qui va à la fois lutter contre l’agiotage et acheter du blé en Étrurie. Un riche chevalier romain en quête de popularité Spurius Maelius se mit alors en tête d’acheter également du blé pour le distribuer gratuitement. Mal lui en prit, le Sénat, le suspectant de vouloir restaurer la monarchie, l’élimina[3]. Cette histoire romaine rappelle à la fois le caractère politiquement sensible de la question frumentaire et que la sécurité alimentaire ne passe pas nécessairement par l’autarcie.

On peut identifier deux grands modèles à travers le temps : les structures d’empires agraires qui visent à l’autarcie voire à l’exportation, et d’autre part les Thalassocraties marchandes qui assurent leur sécurité alimentaire par l’importation et par la domination directe (politique) ou indirecte (économique) des lieux de production et du commerce[4]. C’est le cas d’Athènes, de Rome dans l’Antiquité et dans les temps modernes des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne.

Il faut pour cela mettre en place un échange inégal dont le principe, vieux comme le commerce, est explicité par Adam Smith à propos des Pays-Bas d’une manière particulièrement claire : « Au moyen du trafic et des manufactures, un pays peut annuellement importer chez lui une beaucoup plus grande quantité de subsistances que ses propres terres ne pourraient lui en fournir dans l’état actuel de leur culture. […]. C’est ainsi que la Hollande tire des autres pays une grande partie de sa subsistance ; son bétail vivant, du Holstein et du Jutland, et son blé, de presque tous les différents pays de l’Europe. Une petite quantité de produit manufacturé achète une grande quantité de produit brut. Par conséquent, un pays manufacturier et trafiquant achète naturellement, avec une petite partie de son produit manufacturé, une grande partie du produit brut des autres pays ; tandis qu’au contraire un pays sans trafic et sans manufactures est en général obligé de dépenser une grande partie de son produit brut pour acheter une très petite partie du produit manufacturé des autres pays. L’un exporte ce qui ne peut servir à la subsistance et aux commodités que d’un très-petit nombre de personnes, et il importe de quoi donner de la subsistance et de l’aisance à un grand nombre. »[5]

Soulignons la dernière phrase. L’échange inégal n’est possible que si le pays producteur de denrées alimentaires est lui-même inégalitaire dans ses rapports internes. À cet égard l’essor des sociétés industrielles en Europe de l’Ouest s’accompagne du second servage en Europe centrale et orientale (Prusse, Pologne, Russie). Quand cette inégalité ne se produit pas spontanément, on peut la provoquer en favorisant au sein des nations dédiées à l’exportation la constitution d’une élite économique liée aux intérêts de la Thalassocratie, c’est ce que confesse benoîtement Allenby lors de l’indépendance égyptienne : « Les Anglais peuvent évacuer l’Egypte le cœur tranquille : ils ont créé en effet une classe de grands propriétaires sur lesquels la Grande-Bretagne peut compter pour assurer sa politique en Egypte. »[6] . De ce très bref tour d’horizon, il ressort que produire beaucoup de matière première agricole n’est pas le meilleur moyen pour assurer sa souveraineté alimentaire ni sa souveraineté tout court.

Mettons bout à bout ce qui précède. Premièrement l’agriculture industrielle est devenue tributaire des machines et d’une manière générale de facteurs de production (pétrole, engrais, pesticides, semences) dont une partie sont ces produits manufacturés à forte valeur ajoutée évoqués par Smith. C’est le témoignage de De Gaulle. Produire beaucoup et vendre bon marché n’est pas une garantie de souveraineté, c’est le constat de Smith. La production peut être contrôlée par un groupe social politiquement lié à une puissance étrangère, c’est le constat d’Allenby. Appliquons ce crible d’analyse à la question de la souveraineté alimentaire de la France et au-delà de l’Europe.

La dépendance aux facteurs de production

Dès qu’il est question du malaise agricole, l’accent est mis sur la responsabilité de l’aval, la transformation, la grande distribution et les consommateurs, coupables de non consentement à payer le juste prix. Admettons. Cela n’est pas faux mais n’est qu’une partie du problème. Le revenu d’un acteur économique est lié à sa valeur ajoutée, c’est à dire l’écart entre ce que lui coûtent ses facteurs de production et ce que lui rapporte ce qu’il vend. Le fléau de la balance a deux côtés qu’il faut regarder simultanément. Pourquoi interroge-t-on toujours l’aval et jamais l’amont ? Un proverbe donné pour chinois affirme que « quand le sage montre la lune l’idiot regarde le doigt ». Je trouve qu’il y a une sagesse de l’idiot à ne pas regarder ce qu’on lui montre mais à regarder celui qui montre. Pourquoi me montre-t-il cela ? Pourquoi pas autre chose ?

Quand on regarde de près, les grands gagnants des politiques d’industrialisation de l’agriculture sont les secteurs en amonts : mécanique, pétrochimie, banque, etc, et demain les pourvoyeurs de données, les GAFAM. Chemchina, Dupont, Klaas, New Holland sont généralement inconnus du grand public. Pour la plupart ces entreprises ne sont pas ou plus européennes et risquent de l’être de moins en moins à l’avenir. La crise en Ukraine a également mis en lumière la dépendance de la céréaliculture européenne vis à vis des nitrates, grands consommateurs d’énergie, produits par les puissances pétrolières.

Pour résumer, la politique agricole, massivement centrée sur la céréaliculture et son débouché l’élevage industriel, subventionne une production qui importe des produits techniques à forte valeur ajoutée ou des intrants à base de pétrole, pour produire et éventuellement exporter des produits agricoles à faible valeur (céréales, lait, viandes blanches). C’est à dire que l’Europe subventionne l’échange inégal à son propre détriment ce qui est assurément la plus stupide des politiques de souveraineté. L’argent public qui entre dans les fermes en sort immédiatement pour aller dans les poches des producteurs de machines, d’engrais, de pesticides, de semences brevetées, de moins en moins européens. Subventionner l’agriculture sous sa forme actuelle est anti-économique.

La dilapidation des bioressources et des hommes

La production de masse pèse lourdement sur les territoires et les populations concernées, ce que les économistes appellent pudiquement les externalités négatives. Le « modèle breton » magistralement analysé par Nicolas Legendre7 en est l’illustration. Pour faire de la région une plate-forme de l’industrie alimentaire, on pollue l’eau, les sols, on essore les agriculteurs réduits au rôle de sous-traitant et on crée un prolétariat d’ouvrières et d’ouvriers dans l’alimentation travaillant dans des conditions extrêmement difficiles et accablé de maladies professionnelles, pour des produits à faible valeur ajoutée, et absorbant, à flux tendu, de l’argent public. Il est rare que l’on paye autant pour détruire autant. Pour résumer nous polluons nos sols, notre eau et exploitons notre main d’œuvre pour fournir de la poudre de lait et de la viande de porc et de poulet aux chinois. La Politique Agricole non contente de profiter à un secteur amont de moins en moins européens, subventionne aussi en aval les consommateurs des économies concurrentes. Une telle posture est totalement perdante.

Un complexe agro-industriel déjà satellisé par l’extérieur

On demandera par quelle aberration une société en est venue à une telle absurdité. C’est là que l’axiome d’Allenby est éclairant. Une société peut exercer un empire indirect sur une autre société tout simplement en s’associant un groupe social et en l’aidant à devenir dominant (ou à maintenir voire accroître sa domination). Ceci, traduit dans les termes modernes des sociétés industrielles, amène à interroger la célèbre maxime prêtée à Charles Wilson, PDG de General Motors nommé en 1953 secrétaire à la Défense par le président Eisenhower : « ce qui est bon pour General Motors est bon pour les États-Unis ». En fait, non.

Les complexes industriels constitutifs des sociétés industrielles, comme l’aristocratie foncière des empires agraires qui renforça le servage, peuvent avoir des intérêts divergents voire contradictoires avec le reste de la société, même si évidemment ils seront toujours persuadés du contraire ou du moins essayeront de nous en persuader. Eisenhower en fut ébranlé et son dernier message politique fut de mettre en garde la démocratie américaine contre le complexe militaro-industriel ! Une société bien avisée analysera au cas par cas si un complexe industriel lui profite ou non. À l’heure actuelle de nombreux indices montrent que le complexe agro-industriel qui inclut le ministère de l’agriculture est dès à présent entré dans l’orbite économique de l’Asie orientale et des pays du Golfe. C’est nettement le cas pour le bois : nous exportons des grumes et nous importons des meubles. On ne reprochera pas à l’Asie après avoir subi au XIXe siècle un échange inégal forcé, d’inverser la dynamique. On s’étonnera par contre que les européens qui le lui ont militairement imposés ne s’en prémunissent pas.

La fin des agriculteurs

C’est dans ce gigantesque mouvement de constitution d’un complexe agro-industriel qu’il faut replacer le drame des agriculteurs qui fait souvent l’objet d’une couverture médiatique sensationnaliste – le nombre de suicides – dépourvue d’analyse. Les spécialistes du domaine connaissent le livre d’Henri Mendras, La Fin des paysans, publié en 1967 et qui provoqua, entre autres, des réactions de déni. Son analyse essentiellement anthropologique évoquait la fin d’une civilisation paysanne avec son rapport au temps, à l’espace, à la famille, etc. Mais deux ans avant, trois jeunes économistes de l’INRA publiaient « Une France sans paysans »[8], qui décrivait d’un point de vue économique le mouvement en cours dont l’issue était évidente pour n’importe quel observateur honnête.

Le monde agricole français connaissait la transition industrielle qui avait bouleversé l’artisanat un siècle et demi avant et dont la caractéristique est l’expropriation des producteurs de leur outil de travail. L’agriculteur n’est qu’une forme transitoire entre l’économie paysanne – patriarcale – et l’économie de firme dominée par des sociétés de capitaux. Si les prélèvements des agriculteurs sont faibles c’est qu’une grande partie de la richesse qu’ils créent paye un outil de travail de plus en plus coûteux (terre, machines) portant les ratio capital/travailleur aux niveaux de l’industrie lourde. Il est erroné d’assimiler le revenu de l’agriculteur à ses seuls prélèvements. Il est aussi le détenteur de l’entreprise dans laquelle il travaille. Le remboursement de sa dette doit être comptée dans son revenu, puisqu’à terme il est pleinement propriétaire de l’actif si celui-ci a encore de la valeur, ce qui est souvent le cas.

La dette des agriculteurs est une dette solide car elle a sa contrepartie en terres, en matériel, en cheptel, toujours réalisable en cas de faillite. Les fermes ne sont pas des start-up ! Mais évidemment la dette peut devenir asphyxiante, mortifère même. Notamment elle affaiblit les agriculteurs dans les négociations avec l’aval : celui qui est obligé de vendre pour rembourser ses dettes n’a pas de pouvoir de négociation. Cependant, dans bien des cas illustrés par Solidarité Paysans, la sortie du piège de la dette se fait par une revente d’une part des actifs et le redémarrage sur une activité plus réduite mais économiquement plus efficace. L’agriculteur est moins piégé par sa dette que par son modèle de production.

A l’autre bout de la chaîne – les firmes en formation – la diminution attendue du nombre d’actifs est considérée avec flegme. Par accaparement des terres au sein d’unités de plus en plus grandes, machinisme et intelligence artificielle elles se font fort de profiter de la fin des agriculteurs et de s’insérer dans l’économie-monde indo-pacifique. Toujours plus grosses, plus capitalisées, elles deviendront une proie tentante pour les capitaux extérieurs et candidates pour une intégration par l’amont ou l’aval. C’est d’ailleurs déjà le cas en Europe centrale et orientale par oligarques interposés. La disparition des agriculteurs n’est que le processus de formation « de grands propriétaires sur lesquels la Grande-Bretagne peut compter pour assurer sa politique en Egypte ». L’Europe tiendra le rôle de l’Egypte. Qui sera la Grande-Bretagne ?

Inverser le rapport de la filière et du territoire

Cette évolution n’est bien sûr pas irréversible, mais il est urgent de réagir et de liquider la PAC actuelle qui est une politique d’inféodation économique. Par quoi la remplacer ? L’une des clefs passe par la restauration de la primauté du territoire sur la filière – définir ce qui est bon pour les Etats-Unis et l’imposer à General Motors ! – et préserver les bioressources et les populations de la prédation. C’est exactement ce que proposa en 1996 le commissaire européen à l’agriculture l’autrichien Franz Fischler et ce que le complexe agroindustriel avec l’appui de plusieurs pays dont la France a refusé. Pourtant, les agriculteurs soucieux de survivre ne pourront que rompre leur inféodation vis à vis de la filière amont et se tourner vers les centres urbains où vivent leurs compatriotes pour un nouveau contrat social entre agriculture et territoire, voire d’accepter de discuter agroécologie avec un bobo européen et un néopaysan issu du monde urbain plutôt qu’agroindustrie avec un investisseur chinois ou saoudien. Une vraie révolution, en effet. Mais pour valser il faut être deux, et malheureusement le monde agricole vote majoritairement et avec constance depuis près de trois quart de siècles pour les syndicats qui ont conduit l’industrialisation et qui la poursuivent aujourd’hui. Bref, pour les syndicats qui cogèrent sa disparition. Malheureusement, les agriculteurs tiennent à leurs syndicats comme le pendu à la corde.

L’Europe a du soucis à se faire, mais on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas.

[1] Charles de Gaulle, Mémoires d’Espoir II, Paris, Plon, 1971, p. 116.
[2] Edgar Pisani, Un vieil homme et la terre, Paris, Seuil, 2004, p. 30.
[3] Tite-Live, Histoire Romaine, livre IV, 12 à 14, Paris, Garnier Flammarion, 1991, p. 407 à 410.
[4] Matthieu Calame, Enraciner l’agriculture, Paris, PUF, 2020.
[5] Adam Smith, La Richesse des nations, tome II, Paris, Garnier Flammarion, 1991, p. 298.
[6] Cité par Pierre Blanc, Terres, Pouvoirs et Conflits, Paris, Presses de Science Po, 2018, p. 231.
[7] Nicolas Legendre, Silence dans les champs, Paris, Arthaud, 2023.
[8] M. Gervais, C. Servolin, J. Weil, « Une France sans paysans », Revue française de sociologie, juillet-septembre 1966, 7-3, pp. 404-405.

NDLR : Matthieu Calame a récemment publié La Révolution agro-écologique aux Éditions du Seuil.

#politique #agriculture #économie #écologie #PAC #subvention #pollution #AOC

paco146@diaspora.psyco.fr

Des animaux sont découpés vivants : agissez vite

Cruauté sans nom à l’abattoir de Craon

#conneriehumaine #violence #animaux
L214 révèle aujourd’hui une nouvelle enquête sur les conditions de #mise-à-mort à l’ #abattoir municipal de Craon (Mayenne) d’animaux issus d’ #élevages conventionnels, #biologiques ou sous #appellation #AOC.

La majorité des animaux restent #conscients ou reprennent conscience après l’ #étourdissement : à la sortie du box d’immobilisation ou au poste de #saignée, des #veaux, des #vaches, des# bœufs relèvent la tête et se débattent avant et après l’ #égorgement.

Des #vaches commencent à être découpées alors qu’elles sont encore #vivantes : elles #réagissent aux coups de couteau et à la pince #guillotine lorsque l’on découpe leurs pattes, leurs cornes ou leur tête.

Les images montrent des scènes dignes d’un film d’horreur. Chaque jour, des animaux subissent ces monstruosités. Demandez la fermeture immédiate de cet abattoir.

J’EXIGE LA FERMETURE DE CET ABATTOIR

L’horreur n’a pas de limites, l’indifférence des vétos non plus

De nombreux facteurs mènent à cette situation effroyable :

le box d'immobilisation inadapté aux animaux,
les étourdissements ratés,
les délais trop longs entre l’étourdissement et l’égorgement,
la découpe trop rapide après la saignée,
l’absence d’évaluation de l’état d’inconscience des animaux,
le non-recours aux étourdissements d’urgence.

Pourtant, aucune modification des modes opératoires n’est apportée ni par la direction de l’abattoir ni par les services vétérinaires, présents sur place. À quoi servent-ils s’ils ne réagissent pas face à des situations aussi catastrophiques ?

Ces infractions se répètent continuellement, et engendrent des souffrances terribles pour les animaux. Aidez-nous à y mettre fin en signant notre pétition destinée à la préfète de la Mayenne et au ministre de l’Agriculture.
Je signe la pétition

L214 porte plainte pour cruauté

Face à cette situation effrayante, nous portons #plainte contre l’abattoir auprès de la procureure du tribunal judiciaire de Laval pour actes de #cruauté, #sévices graves et mauvais traitements. Nous avons remis à la justice plus de 4 heures d’images de preuves des infractions.

Nous portons également plainte pour les #infractions commises par l’employeur envers ses salariés, qui courent des risques majeurs de sécurité au moment de l’étourdissement des veaux, de l’accrochage des bovins, et de la saignée des animaux.

Au-delà de la fermeture administrative immédiate de l'abattoir, nécessaire et urgente, l’ #omerta dans les abattoirs doit cesser : nous demandons aussi la mise en place d’un droit de visite inopiné des parlementaires dans les abattoirs. Et vous ?
J'agis

Merci d’agir pour les animaux,
L’équipe de L214

P.-S. La situation est particulièrement effroyable à Craon. Mais la mise à mort des animaux dans les abattoirs est toujours violente. Pour éviter ces souffrances, le mieux est de laisser les animaux hors de nos assiettes. Plein de conseils et de recettes sur Vegan-pratique.fr.
Soutenir L214

source : mailliste

cgib@diaspora-fr.org

Inégalités, luxe et décence : penser les limites sociales et écologiques de la croissance | AOC

Un article issu de la revue en ligne AOC – Analyse opinion critique.

Par Delphine Pouchain, économiste, maîtresse de conférences en Sciences économiques à Sciences Po Lille

Crise des inégalités et crise environnementale sont étroitement liées. Nous connaissons déjà l’idée de limites écologiques de la croissance ; pouvons-nous donc, aussi, en conceptualiser les limites sociales ? Ces limites sociales, qui sont atteintes au moment où davantage de croissance n’augmente plus la satisfaction des agents, peuvent être repoussées via le luxe, une économie peu étudiée jusqu’alors. Comprendre le caractère « indécent » de la consommation de luxe, pour mieux la penser, permet en miroir de mieux appréhender les limites sociales de la croissance, et d’enrichir l’analyse des inégalités.

Éloi Laurent évoquait en 2020 les « crises jumelles du XXIe siècle – les crises de l’inégalité et de la biosphère[1] ». Ces deux crises s’entremêlent, la montée des inégalités étant tout à la fois l’une des causes et l’une des conséquences de la dégradation des conditions d’habitabilité de la planète. Les quelques chiffres donnés par Jason Hickel illustrent parfaitement cette situation plus que préoccupante. Par exemple, entre 1980 et 2016, les 1 % les plus riches au niveau mondial ont capté 27 % de la croissance. Globalement, on peut donc dire que « Le quart du travail que nous accomplissons, le quart de toutes les ressources que nous extrayons et de tout le CO2 que nous émettons servent à enrichir les plus riches[2] ».

Un tel constat incite à ré-interroger tant les limites écologiques et planétaires de la croissance que ses limites sociales. Les limites planétaires sont maintenant bien identifiées depuis les travaux des chercheurs suédois du Stockholm Resilience Centre en 2009. On sait que depuis mai 2022, ce sont six limites planétaires qui sont franchies sur les neuf mises en évidence (le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, le cycle de phosphore et d’azote, les changements d’utilisation des sols et enfin le cycle d’eau douce verte). Le concept de « limites sociales de la croissance » est moins usité, il renvoie à l’ouvrage du même nom publié par le keynésien Fred Hirsch en 1976, soit tout juste quatre ans après la publication du rapport Meadows. Dans cet ouvrage, Hirsch théorise également une économie dite positionnelle sur laquelle nous reviendrons.

Or l’ignorance et/ou le dépassement de ces limites, parallèlement à une augmentation des inégalités « par le haut » (id est l’enrichissement plus rapide des plus riches), font apparaître la pertinence, voire la nécessité, d’un ré-examen de la notion de luxe, jetée trop rapidement dans les oubliettes de la pensée économique. Dans cette perspective, nous posons également la question de savoir si les analyses d’Avishai Margalit datant de 1996[3] peuvent être fructueuses pour penser le luxe comme comportement potentiellement indécent. L’imbrication des questions environnementales et sociales pourrait alors se comprendre comme justifiant une réflexion sur l’indécence de certains « besoins » et de la « sur-consommation », question délaissée par la science économique dominante.

Ainsi, dans un monde à la fois fini et très inégalitaire, le contexte est doublement propice à un nouveau questionnement réactualisant certains arguments mobilisés au XVIIIe siècle durant la querelle du luxe. Enfin, penser le luxe comme l’envers de la décence pourrait enrichir des débats anciens mais que la situation actuelle nous invite à redécouvrir, sous la forme du limitarianisme proposé par la philosophe Ingrid Robeyns [2017, 2019, 2022]. D’où l’hypothèse suivante soulevée ici : les « crises jumelles du XXIe siècle » sont aggravées par une économie dite positionnelle théorisée par Hirsch, qui elle-même entretient et est entretenue par le luxe qu’il s’agit donc de re-questionner.

Après avoir présenté les limites sociales de la croissance et l’économie positionnelle, nous aborderons le rôle des inégalités et du luxe dans ce double processus de franchissement des limites. Nous rappellerons que le luxe est pourtant une catégorie économique oubliée, et qu’il gagnerait à être repensé comme consommation indécente. Le limitarianisme éthique et politique propose des perspectives intéressantes pour gagner en décence et lutter contre les limites tant écologiques que sociales de la croissance.

Des limites sociales de la croissance à l’économie positionnelle

Selon le principe de l’économie positionnelle, « La satisfaction que les individus tirent des biens et services qu’ils consomment ne dépend plus seulement de leur propre consommation, mais aussi, et de plus en plus, de la consommation des autres[4]. » Pour le dire autrement, quand l’utilisation d’un bien se généralise/démocratise, ses conditions d’utilisation tendent à se détériorer : la satisfaction liée à ma consommation diminue quand le bien est également consommé par autrui et qu’apparaissent des effets de congestion. L’embouteillage est le meilleur exemple de cette congestion, mais il n’est qu’un cas particulier d’un phénomène beaucoup plus large de congestion sociale. La conséquence est que ma satisfaction diminue quand l’accès à ces biens et services dits « positionnels » se généralise.

Ainsi, « on peut parler de l’existence de limites sociales dès lors que l’extension de l’accès à des biens et services finit par altérer leurs caractéristiques de telle façon qu’à partir d’un certain seuil d’utilisation le degré de satisfaction qui découle de cette utilisation décroît [p. 77]. » On trouve le meilleur résumé de ce que veut dire Hirsch lorsqu’il cite les propos d’un quidam disant, concernant la démocratisation des vols en charters rendant accessibles des lieux touristiques réputés : « Maintenant que je peux y aller, je sais que c’est parce que ça ne vaut plus le coup [p. 301]. » Dès lors, l’utilité que l’agent économique tire d’un bien dépend de la position de l’agent par rapport aux autres agents dans la possession du bien (on peut alors parler également d’externalités de position).

Les conséquences de ces « limites sociales de la croissance » sont potentiellement énormes et dévastatrices quant au mode de fonctionnement actuel de nos économies. Selon Hirsch, les limites sociales de la croissance se traduisent par une mauvaise allocation des ressources et des activités, ainsi que du gaspillage. La croissance devient un jeu à somme nulle : l’apparent progrès économique s’apparente à une course truquée puisque tous les participants avancent en réalité (plus ou moins) au même rythme et restent à la même place relativement aux autres. Dès lors, « à l’échelle de la société, chacun se retrouve, tel un hamster dans sa roue, engagé dans une course absurde et sans fin [p. 167]. » Cela invite à repenser totalement la croissance économique et ses bienfaits supposés : dans une économie dominée par la compétition positionnelle, la croissance est de moins en moins pertinente comme indicateur de la satisfaction et du bien-être. Cela entraîne une frustration dans l’abondance, un « paradoxe de l’abondance » [p. 53]. L’abondance ne crée pas d’augmentation de la satisfaction mais plutôt de la frustration. Les biens positionnels constituent donc un frein à l’extension du bien-être économique, même en période de croissance.

Le rôle des inégalités et du luxe dans ce double processus de franchissement des limites

Hirsch évoque donc le développement d’une croissance non plus démocratique mais devenue aujourd’hui oligarchique. L’économie positionnelle participe à l’augmentation des inégalités, cette dernière favorisant les processus à l’œuvre dans une telle économie. Hirsch ne relie pas explicitement ses réflexions à la question du luxe – peu mobilisée par les économistes. Cependant, les limites sociales de la croissance entraînent bien le développement du luxe, qui lui-même accélère le dépassement des limites écologiques. Dans une économie « positionnelle », il devient en effet de plus en plus difficile de trouver des biens dont la consommation est susceptible de faire augmenter mon utilité. Quels biens sont susceptibles d’échapper (un certain temps) à la congestion ?

Les biens « positionnels » le permettent, du moins tant qu’ils demeurent inaccessibles pour les autres consommateurs : ils augmentent d’autant plus mon utilité qu’ils sont peu consommés, id est que les autres consommateurs ne peuvent y avoir accès. Or c’est typiquement le cas des biens de luxe, qui doivent rester disponibles uniquement pour une élite. Hickel [2021] note justement que « Les personnes vivant au sein de sociétés inégalitaires sont plus enclines à acheter des produits de luxe que celles qui vivent au sein de sociétés plus égalitaires. » [p. 199].

Lukasz Walasek et Gordon Brown[5] ont mis en évidence un lien de causalité entre inégalité des revenus et mal-être social. L’accroissement des inégalités augmente les préoccupations pour des questions de statut et de position sociale. C’est dans leurs termes « l’hypothèse du rang social » : dans les sociétés plus inégalitaires, les individus consacrent davantage de ressources à l’acquisition de biens positionnels. On voit bien ici que les inégalités posent problème, y compris lorsqu’elles augmentent « par le haut », c’est-à-dire même lorsque la situation des plus défavorisés ne se dégrade pas dans l’absolu.

Mais le luxe est une catégorie économique refoulée

La querelle du luxe opposa au XVIIIe siècle les arguments mis en avant par les apologistes du luxe tels que Mandeville et sa fameuse « fable des abeilles » (1714), Melon (1734 et 1736), Hume (1752), Voltaire (1736 et 1737), et Butel-Dumont (1771), mettant l’accent sur la possibilité que le luxe soit facteur de développement économique et de progrès social, aux critiques du luxe développées principalement par le chef de file de la physiocratie Quesnay (1766) et Rousseau (1755 ), quoique dans des registres très différents. Depuis cette querelle du luxe et son épilogue, le luxe a acquis une nouvelle signification, débarrassée de toute connotation morale car délestée de tout lien avec l’excès et l’ostentation. Si la querelle du luxe avait permis de poser la question de la définition et de la nocivité de la consommation des biens de luxe, elle s’est pourtant conclue sur une éviction de la notion. Ainsi, dans l’article « luxe » du Nouveau dictionnaire d’économie politique, Courcelle-Seneuil estimait en 1900 que « l’économie politique n’admet point, dans un sens absolu, cette distinction du superflu et du nécessaire, parce qu’il n’existe aucun moyen pratique de la faire ressortir des faits. ». Nul ne pourrait juger objectivement de ce qui relève du nécessaire, du superflu, ou du luxe.

Ainsi, la querelle du luxe a finalement mis en exergue la banalité et l’innocuité du luxe, et la vacuité et la relativité de la notion. L’impossible définition semble déboucher nécessairement sur une éviction de la notion. Suite à la querelle du luxe, « la pensée économique n’aura plus de raison d’attacher au luxe une importance spécifique. Elle aura toutes sortes de bons motifs pour l’”oublier”[6] », et même pour en faire un objet refoulé au sens psychanalytique du terme. Le refoulement de la notion s’apparente donc pour la science économique à un mode de défense : elle a mis à distance des idées ou représentations considérées comme désagréables. Par ce processus de refoulement, on pourrait dire que la science économique est sortie de la querelle du luxe en abandonnant tout jugement moral sur les préférences et toute possibilité de hiérarchisation des besoins. La distinction entre l’utile et le non utile disparaît, tout comme la possibilité de différencier les besoins des désirs. La souveraineté du consommateur devient non négociable, le consommateur étant le seul juge de ce qu’il souhaite consommer.

Repenser le luxe : le luxe comme consommation indécente

Selon Margalit, les inégalités stricto sensu ne sont pas le problème le plus grave, mais ce sont les questions d’honneur et d’humiliation qui sont le cœur du problème de nos démocraties libérales. Avant de réfléchir, avec Rawls et d’autres, à la mise en place d’une société juste et/ou équitable, il existe en amont une exigence prioritaire de décence. Margalit définit une société décente comme étant « une société dont les institutions n’humilient pas les gens. » [p. 13]. L’humiliation est le concept central de la société décente, elle se définit comme une atteinte au respect de soi et à la dignité (même si la définition de la dignité varie forcément selon l’histoire et les sociétés comme Margalit le note). Humilier quelqu’un, c’est le traiter comme un non humain. Les conditions de vie peuvent aussi être humiliantes.

Margalit consacre d’ailleurs quelques pages au chapitre XI à ce qu’il nomme le snobisme. La question posée est de savoir s’il existe une relation entre le snobisme d’une part et l’humiliation d’autre part. Pour Margalit, « le snobisme est fondé sur l’élaboration continuelle de signes d’appartenance à un groupe, de telle sorte que ceux qui n’en font pas partie soient toujours exclus de la société qui compte. » [p. 182]. Margalit critique la « société snob », qui « peut certainement favoriser et encourager l’humiliation individuelle mais aussi institutionnelle. » [p. 182]. Margalit, qui n’est pas économiste, ne relie pas le snobisme au luxe (ni le snobisme à sa dimension économique), même si nous pouvons facilement en inférer que de telles relations existent.

On peut ainsi supposer que dans la société actuelle, les institutions économiques et politiques ne sont pas décentes au sens où elles autorisent la diffusion de ce sentiment d’humiliation, notamment en permettant ces consommations qui humilient et nuisent aux autres. On peut penser ici à l’exemple de la plaisance de luxe telle que Grégory Salle[7] l’analyse en 2021, pratique dont l’une des fonctions implicites consiste bien à identifier un groupe duquel la majorité d’entre nous sommes exclus. Ici, il y a alors indécence si ceux qui se sentent exclus de cette consommation en ressentent de l’humiliation et un sentiment d’atteinte à leur dignité. La même question se pose a fortiori concernant le tourisme spatial, pratique certes confidentielle mais en plein essor. À travers ces deux exemples, superyachts et tourisme spatial, ne peut-on pas considérer qu’il y a directement ou indirectement un traitement indigne des autres êtres humains, ne serait-ce que si l’on prend en considération les conséquences écologiques de ces pratiques ? Et dans ce cas, comment y mettre fin ?

Renoncer aux consommations indécentes par le limitarianisme ?

Pris de manière globale, le limitarianisme théorisé par Ingrid Robeyns[8] depuis 2017 est une doctrine éthique et/ou politique, qui défend l’idée selon laquelle il existe des limites supérieures au montant de revenu et de richesse qu’une personne devrait pouvoir détenir. Le limitarianisme considère qu’il existe une possession de ressources/richesses que nous devons considérer comme « excédentaire » (surplus money), c’est-à-dire de l’argent dont on dispose en plus – ou plus exactement en trop – comparativement à ce dont nous avons besoin pour mener une vie pleinement épanouie. Au-delà d’un certain seuil donc, mener une vie accomplie ne nécessite plus de ressources matérielles supplémentaires : « En résumé, le limitarianisme soutient qu’il n’est pas moralement permis d’avoir plus de ressources que ce qui est nécessaire pour s’épanouir pleinement dans la vie. Il considère que la richesse est l’état dans lequel on a plus de ressources que nécessaire, et soutient que, dans une telle situation, on a trop, d’un point de vue moral. » [Robeyns, 2017, p. 1, notre traduction]. Ainsi, au-delà d’un certain seuil de richesse, l’augmentation des richesses ne contribue plus à l’épanouissement (ou tellement peu que dans tous les cas, il serait préférable d’utiliser cette richesse autrement, en la redistribuant).

Le limitarianisme peut avoir une valeur intrinsèque ou une valeur instrumentale [Robeyns, 2017]. Dans le premier cas, il s’agira de dire qu’être riche serait intrinsèquement condamnable : le limitarianisme est une doctrine davantage éthique, invitant à des changements de comportement individuels ; dans le second cas, la richesse est moralement inadmissible pour des raisons renvoyant à d’autres considérations : le limitarianisme non intrinsèque s’apparente à une doctrine politique, là où le limitarianisme intrinsèque relèverait davantage d’une doctrine morale (même si la distinction est souvent subtile). Tout en défendant davantage le limitarianisme instrumental, qui lui semble mieux adapté au monde tel qu’il est, Robeyns reconnaît l’existence de solides arguments en faveur d’un limitarianisme intrinsèque, qui peut nous guider quant à la façon dont nous devrions vivre une « bonne vie », notion tombée en désuétude.

Concernant le limitarianisme instrumental, Robeyns mobilise deux types de justifications, politique et économique. Selon le premier, des écarts de richesse trop importants sapent l’idéal d’égalité politique ; le second argument est basé sur l’existence de besoins urgents non satisfaits. Dans le monde non-idéal tel que nous le connaissons, plusieurs circonstances peuvent justifier le limitarianisme instrumental : la persistance d’une grande pauvreté (dans les pays « pauvres » et/ou au sein de certains pays riches) que des ressources financières pourraient faire disparaître, ou encore l’existence de problèmes urgents d’action collective (mondiale) pouvant partiellement être résolus par les gouvernements s’ils avaient les ressources financières nécessaires. On pense ici évidemment à la crise écologique et au changement climatique.

Les implications du limitarianisme instrumental sont nombreuses et complexes, notamment en termes de politiques publiques et notamment fiscales. Une politique publique s’inscrit dans le limitarianisme si son objectif est de mettre en place des structures empêchant l’apparition de richesses « excédentaires ». Robeyns[9] se prononce également en faveur d’une « taxe de crise écologique mondiale », sur les super-riches, afin de financer des fonds d’action pour le climat. Le limitarianisme intrinsèque possède également des implications concrètes : ici, il s’agit d’encourager le développement d’un certain ethos incitant ceux qui ont un surplus d’argent à le diriger vers la satisfaction de besoins urgents besoins non satisfaits. Ainsi, « Le limitarianisme peut contribuer à esquisser une vision d’un monde à la fois moins injuste et écologiquement plus durable. » [Robeyns, 2019, p. 263, notre traduction]. On peut donc concevoir le limitarianisme comme une version « moderne » de la critique du luxe. On retrouve l’idée d’un excès de richesses comme atteinte à la dignité, comme outil d’une domination, et le limitarianisme rejoint et dépasse la volonté de rendre la société décente.

À leur façon, ces réflexions rejoignent des questions explicitement posées dans le rapport Meadows, mais auxquelles les économistes continuent de refuser de se confronter : « Croissance de quoi ? Pour qui ? A quel prix ? Financée par qui ? De quel type de besoin parle-t-on vraiment et quel est le moyen le plus direct et le plus efficient de le satisfaire pour ceux qui ressentent ce besoin ? Comment déterminer ce qui est suffisant ? Quelles obligations avons-nous de partager[10] ? ». Ainsi, si l’illimitation de notre consommation nous fait basculer dans la mauvaise chrématistique et l’injustice comme le montraient déjà les réflexions aristotéliciennes, elle fait aussi augmenter de manière non légitime les émissions de CO2, et ce faisant nous fait basculer également dans l’injustice climatique.

[1] Éloi Laurent, « La transition juste. Un nouvel âge de l’économie et de l’environnement », Revue de l’OFCE, Vol. 3, n° 165, p. 16.
[2] Jason Hickel, Moins pour plus. Comment la décroissance sauvera le monde, Marabout, Époque épique, 2021.
[3] Avishai Margalit, La Société décente, Champs Flammarion, 1996.
[4] Fred Hirsch, Les Limites sociales de la croissance, 2016, p. 43.
[5] Lukasz Walasek et Gordon Brown, 2015, « Income Inequality and Status Seeking: Searching for Positional Goods in Unequal U.S. States », Psychological Science, Vol. 26, n°4, pp. 527-533.
[6] Serge Latouche, 2005, L’invention de l’économie, Bibliothèque Albin Michel Economie, p. 181
[7] Grégory Salle, 2021, Superyachts. Luxe, calme et écocide, Editions Amsterdam/Multitudes.
[8] Ingrid Robeyns, 2017, « Having Too Much », Nomos, Vol. 58, pp. 1-44.
[9] Ingrid Robeyns, 2019, « What, if Anything, is Wrong with Extreme Wealth? », Journal of Human Development and Capabilities, Vol. 20, n°3, pp. 251-266.
[10] Meadows Dennis, Meadows Donatella, Randers Jorgen, 2017 (2012), Les limites à la croissance (dans un monde fini), L’écopoche, p. 103.

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La police contre la République ? | AOC

Un article de Didier Fassin.

Deux grands syndicats, Alliance et Unsa-Police, qui représentent plus de la moitié des policiers, publient, dans un contexte de désordres urbains consécutifs à l’homicide perpétré par l’un des leurs, un communiqué dans lequel ils se déclarent « en guerre » contre des jeunes qu’ils appellent des « nuisibles » qu’il faut « mettre hors d’état de nuire » et annoncent qu’ils vont entrer « en résistance » si le gouvernement ne met pas en œuvre des « mesures concrètes » consistant à élargir encore leurs prérogatives, à leur assurer une protection judiciaire plus étendue et à exiger de la justice plus de sévérité à l’encontre des fauteurs de troubles.
On sait que certains policiers appellent les jeunes racisés des « bâtards ». Ils les qualifient désormais de nuisibles. On se souvient que le secrétaire général d’Alliance a déclaré il y a deux ans que « le problème de la police, c’est la justice ». Aujourd’hui, son problème, c’est le gouvernement. Face aux réactions des médias et de responsables politiques de gauche, les deux syndicats ont proposé une peu convaincante « explication de texte pour les nuls » dans laquelle ils se présentent en défenseurs des « valeurs de la République » tout en réitérant l’emploi du terme « nuisibles ». Ils s’y disent « victimes » d’une stigmatisation, comme ils le font à chaque fois que sont mises en évidence et en question les pratiques violentes et discriminatoires de certains d’entre eux.
Devant cette déshumanisation de citoyens français et cette menace de sédition, le Président, garant des institutions de la Ve République, prompt à vouloir sanctionner les parents d’enfants auteurs d’infractions, se tait. La Première ministre, qui accuse la France insoumise de « ne pas se situer dans le champ républicain », ne trouve rien de contraire à la République dans les discours d’intimidation contre le gouvernement qu’elle dirige. Le ministre de la Justice, détenteur du « sceau officiel de la République », demande aux parquets une réponse « ferme, rapide et systématique » contre les casseurs de vitrines, mais détourne le regard lorsque les forces de l’ordre s’en prennent à l’indépendance des juges. Le ministre de l’Intérieur, censé assurer « le maintien et la cohésion des institutions » de la République, se contente de répondre à cette mutinerie de ses services qu’il n’est « pas là pour polémiquer ». Quant au ministre de l’Éducation nationale, qui est en charge de l’école de la République, il oublie de rappeler que nombre de ces adolescents et de ces jeunes ne sont pas des insectes ou des rongeurs qu’il faut éliminer, mais des collégiens et des lycéens, pour beaucoup en échec scolaire lié aux inégalités du système éducatif. Rarement aura-t-on vu un pouvoir si timoré face à un danger si manifeste.
Si le président de la République et le gouvernement ont peur, ce n’est pas, comme nombre de commentateurs l’ont cru, du risque d’extension et de prolongation des désordres urbains. Ils ont peur de leur police. Comme ce fut le cas face aux gilets jaunes, aux manifestants contre la réforme des retraites et aux opposants aux projets destructeurs de la nature, ils savent que leur pouvoir ne tient qu’à elle. Confrontés à ces mobilisations sur des enjeux majeurs que sont les inégalités sociales et la protection environnementale, le choix d’une réponse autoritaire les oblige à s’assurer de la loyauté de la police. On n’est plus dans un système où la police obéit à son gouvernement, mais où le gouvernement plie devant sa police.

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Pense-bête politico-juridique à l’attention du Conseil constitutionnel | AOC

Un article de Michel Offerlé accessible gratuitement sur inscription sur le site d'AOC et que je copie ci-dessous.

Mesdames et Messieurs, membres du Conseil constitutionnel, faites du droit oui, mais posez-vous la question de savoir comment votre « décision » juridique va être comprise, anticipez sur la manière dont vous allez pouvoir l’expliciter simplement, et aussi politiquement, comment vous allez expliquer qui vous êtes, et ce que vous faites. Prenez donc vos responsabilités et aidez l’exécutif à apprendre à reculer.

Je ne rentrerai pas dans les possibilités strictement juridiques des solutions pouvant sortir des délibérations du Conseil constitutionnel. Depuis une dizaine de jours, nombre de juristes se sont efforcés de raisonner, en droit, autour des six possibilités offertes. Et d’offrir des argumentaires juridiques, vraisemblables, pour chacune d’entre elles.

« Le mouvement social » n’est plus seulement un mouvement social, mais sert désormais de réceptacle à des interprétations élargies, montées en généralité, impositions de sens, qui commencent à qualifier politiquement ces événements, en termes de « crise politique » voire en termes de « crise de régime ».

De la même manière, la qualification juridique, qui est au principe du travail des juges constitutionnels, ne saurait s’exonérer d’un travail réflexif sur les conséquences politiques de leur travail de qualification, dans une conjoncture particulièrement mobilisée.

J’ignore ce que les juges savent de ce que pensent les Français de ce qu’ils sont. J’ai toujours beaucoup « d’admiration » pour les sondeurs d’opinion qui, de temps à autre, posent des questions sur ce sujet. L’enquête BVA du 12 novembre 2020 pour les 10 ans de l’introduction de la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) me laisse songeur : « un droit méconnu mais qui suscite la curiosité des Français ». « Elle fait apparaître une relative méconnaissance de ce droit : plus de 7 Français sur 10 (71 %) n’ont jamais entendu parler de la QPC. En revanche, les Français sont nombreux à souhaiter en savoir plus sur ce droit (81 %), signe que la QPC est vue par eux comme un progrès de l’État de droit. » Il est même affirmé que seuls 10 % savent précisément ce dont il s’agit. Chiffres qui paraissent très rassurants pour un tel niveau de technicité. Pour l’activité du Conseil en tant que contrôleur de la constitutionnalité des lois, je serais, là aussi, dubitatif, même si l’actualité peut avoir des vertus éducatives.

Ce que je sais, c’est qu’une partie (large) de la population, dont ces connaissances juridico-politiques n’irriguent pas la vie quotidienne, risque de réagir d’une manière « erratique », à des décisions qui ne seraient pas politiquement réfléchies, c’est-à-dire, prenant en compte juridiquement les conséquences politiques de leurs attendus. « Ils n’osent pas soumettre nos 64 ans au referendum, ils n’osent pas les faire voter pour de VRAI, par un VRAI vote à l’Assemblée, mais ils osent le faire valider par un Conseil qu’on ne connaît pas, et qui est de mèche avec eux. Regardez, il y a dedans des anciens, les Fabius et les Juppé, il y a même à ce qu’on dit, deux anciens membres des gouvernements Macron. Ils sont tous complices, ce sont ceux d’en haut, tous solidaires contre nous, ceux d’en bas qui sommes très majoritairement contre les 64 ans, et qui voulons, simplement, pouvoir vivre dignement notre retraite… »

Voilà ce que l’on risque d’entendre. Pas forcément une thèse complotiste, mais l’idée déjà diffuse que les élites s’entendent entre elles.

Alors, Mesdames et Messieurs, membres du Conseil constitutionnel, faites du droit oui, mais sachez que la décision du Conseil sera aussi incompréhensible que l’était le gros texte du Traité constitutionnel de 2005 que des millions de Français ont vu atterrir dans leur boîte aux lettres et sur la table de leur cuisine. Le Traité et la dénégation des résultats du referendum furent une belle pièce maîtresse dans la déconstruction de la démocratie française, et la porte ouverte à la montée accélérée de ce qu’on appelle joliment le populisme. Une décision sur la loi des retraites, politiquement hasardeuse, viendra confirmer, qu’il soit fondé ou non, peu importe, cet air du temps.

La démocratie c’est à la fois le respect des opinions du Peuple, mais c’est aussi de la pédagogie et de la sociologie. Alors, posez-vous la question de savoir comment votre « décision » juridique va être comprise, anticipez sur la manière dont vous allez pouvoir l’expliciter simplement, et aussi politiquement, comment vous allez expliquer qui vous êtes, et ce que vous faites.

Prenez donc vos responsabilités et aidez l’exécutif à apprendre à reculer.

À moins que vous ne souhaitiez réveiller les fantômes des Camille Desmoulins qui, le 12 juillet 1789, haranguèrent la « foule » dans les jardins du Palais royal, pas loin des fenêtres de l’aile Montpensier, où vous siégez.

On peut, pour conclure, proposer une combinatoire simplifiée des diverses solutions que les membres du Conseil constitutionnel peuvent retenir.

En couplant les possibilités offertes au Conseil (validation/annulation de la proposition de loi dite RIP – referendum d’initiative partagée – avec la validation totale/annulation, totale ou partielle, de la loi sur les retraites), on arrive à 6 options.

Ces options ont un degré très différent de vraisemblance, elles ont des conséquences politiques très contrastées, et présentent des balances diverses entre le juridique et le politique qui sont, quoi qu’en disent certains juristes, les deux outils, maîtrisés ou non, du travail du Conseil.

L’annulation partielle concernerait les cavaliers sociaux. Le Conseil ne peut pas invalider l’article 7 de la loi, qui prévoit le report de l’âge légal de départ de 62 ans à 64 ans. Aucune argumentation juridique ne pourrait le lui permettre. On pourrait aussi imaginer d’autres solutions plus subtiles, voire retorses juridiquement, concernant le RIP, mais elles seraient très contre-productives politiquement.

Comme l’indique cette synthèse entre les diverses options, il n’y a pas de bonne solution. Mais il y en a de moins mauvaises, et des pires… entre l’efficacité immédiate et la « gestion de la démocratie », à long terme.

Option 1 : La proposition RIP est validée. La loi sur les retraites est totalement annulée.
Solution très peu envisageable. La question de l’âge de la retraite pourrait être posée par referendum, mais l’exécutif est totalement désavoué. C’est possible juridiquement. C’est une position politiquement difficile à justifier pour le Conseil.

Option 2 : La proposition RIP est validée. La loi sur les retraites est partiellement annulée.
C’est une solution possible. Ce serait une sortie de crise honorable pour l’exécutif. La contestation serait canalisée vers la récolte des signatures. Le Conseil constitutionnel sauve sa face, et celle de l’exécutif. Il redonne la parole au Souverain. Mais il y a un risque d’impasse à terme. C’est possible juridiquement (cavaliers sociaux) ; mais cette solution de transaction prolonge le débat.

Option 3 : La proposition RIP est validée. La loi sur les retraites est totalement validée.
Solution Ponce-Pilate, peu vraisemblable. Le problème est repoussé avec un risque d’impasse à terme. C’est délicat juridiquement (cavaliers sociaux). Le Conseil se débarrasse de la question politique

Option 4 : La proposition RIP est rejetée. La loi sur les retraites est totalement annulée.
C’est peu vraisemblable, mais ce serait une incitation à tout repenser en matière de retraites. C’est possible juridiquement. Mais, c’est inconsistant du point de vue politique immédiat.

Option 5 : La proposition RIP est rejetée. La loi sur les retraites est partiellement annulée.
C’est possible. L’origine politique des membres du Conseil pourrait les inciter à retenir cette solution. La question est asséchée, mais très temporairement. C’est possible juridiquement (cavaliers sociaux). C’est politiquement peu avisé. La thèse de l’alliance des élites risque d’être mise en avant.

Option 6 : La proposition RIP est rejetée. La loi sur les retraites est totalement validée.
C’est peu envisageable. Quitus total est donné à l’exécutif. C’est une justification juridique de la stratégie du pourrissement. C’est délicat juridiquement (cavaliers sociaux) et politiquement désastreux. La thèse du Peuple contre les élites en sortirait considérablement renforcée.

À vous, lecteurs aussi de réfléchir sur ces options, voire de « prendre les paris », pour le vendredi 14 avril.

Michel Offerlé, politiste, Professeur émérite à l’École normale supérieure

Source : https://aoc.media/opinion/2023/04/11/pense-bete-politico-juridique-a-lattention-du-conseil-constitutionnel/

#politique #retraites #Conseil-constitutionnel #démocratie #AOC

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L’Hétérocamérisme : une refondation du parlementarisme | AOC

Une proposition intéressante pour une sixième République, par Augustin Sersiron sur AOC (accès à un article gratuit par mois sur inscription).

La démocratie représentative traverse une grave crise de légitimité, dont la résolution ne pourra se satisfaire d’un retour à un régime parlementaire classique, à un scrutin proportionnel, ni à l’instauraton du monocamérisme ou du tirage au sort. Pour refonder le parlementarisme sur une base véritablement nouvelle, nous proposons une solution originale : l’hétérocamérisme, soit un Parlement composé de six chambres spécialisées, élues à la proportionnelle à tour de rôle pour six ans, permettant au citoyen de voter chaque année sur un enjeu précis.

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