Quand le bon sens cache un mauvais sens | Textes à l'appui | Là-bas si j'y suis
#politique #égalité
C’est parti, on s’accroche. Plus il y a de gruyère, plus il y a de trous. Jusqu’ici on est tous détendus. Mais fatalement, plus il y a de trous et moins il y a de gruyère. Donc : plus il y a de gruyère, moins il y a de gruyère. Voilà. Ceux qui ne la connaissaient pas peuvent relire. C’est complètement con, et pourtant à première vue, c’est imparable. Ça s’appelle un sophisme. C’est vieux comme le monde : les Grecs anciens s’y adonnaient déjà avec jubilation. Un sophisme est un procédé rhétorique très fourbe qui permet de faire dire à peu près n’importe quoi à un énoncé d’apparence parfaitement légale. Ils étaient tordus, les Grecs anciens. Depuis, le phénomène a été analysé, organisé, rangé par catégories. Celui-ci par exemple est un syllogisme, de cette famille particulièrement pernicieuse qui procède par changement de catégorie ontologique, mais restons quand même détendus. C’est juste que le mot gruyère désigne, dans la première proposition, la part de fromage dans son ensemble, trous inclus – alors que dans la deuxième proposition il fait référence à la seule matière fromage. La différence est fondamentale mais elle passe inaperçue dans l’énoncé, comme invisible à l’œil nu. Ce qui permet à la conclusion d’affirmer un contre-sens total avec l’air innocent de celui qui a ses papiers parfaitement en règle.
Revenons à notre dessin. Observons la première image. À elle seule, elle est déjà un sophisme. Des trois personnages, un seul a accès aux fruits, ce qui est foncièrement injuste, on en conviendra tous. Notons que pourtant, elle a pour titre « égalité ». En somme, c’est comme si on disait : « les caisses sont égales, or le résultat est injuste. Donc l’égalité est injuste ». Le voilà, le sophisme. Il est presque parfait. Décortiquons. Le titre de cette première case, « égalité », est relatif à la hauteur des caisses (qui sont bien toutes les trois identiques, égales), mais sûrement pas à la totalité du dessin : on ne peut pas parler d’égalité lorsqu’un seul personnage pourra croquer la pomme ! Nous avons donc ici affaire à un syllogisme fallacieux par changement de catégorie ontologique et plus précisément celui que Schopenhauer définissait comme le stratagème de « transformation d’un relatif à un absolu » [1]. On respire avec le ventre. L’égalité, qui ne concerne que la hauteur des caisses (relatif), prétend ici à définir l’ensemble de la scène (absolu), vu que le mot est employé comme titre générique de la séquence. Tel est le procédé rhétorique, qui impose ainsi sournoisement que le terme égalité soit assigné à l’ensemble d’une image qui décrit pourtant une situation de stricte inégalité. Et nous voilà dans le gruyère jusqu’au cou. Je vous avais prévenus, c’est méchamment tordu.
La deuxième image, prise isolément, ne présente pas de fourberie particulière. Elle nous montre un procédé équitable, soit l’assignation à chacun d’une caisse adaptée à ses besoins, qui permet à tout le monde de préparer sa tarte aux pommes. Mais lorsqu’on l’accole à la première image, voici qu’apparaît la duperie d’un deuxième sophisme : l’ensemble du poster, par l’équivalence formelle des titres, met sur un même plan un procédé (l’assignation équitable des caisses) et un résultat (l’égalité de tous dans l’accès au fruit). Elle zappe de façon félonne cette réalité pourtant incontournable : l’égalité est un but, un objectif qu’on pourra reconnaître à l’aune d’un résultat, alors que l’équité est un procédé, une façon d’agir qui permettra ou non d’atteindre ce résultat. Les deux notions participent d’un même processus mais à deux étapes différentes, l’une est action et l’autre conséquence. Elles ne sont donc pas opposables. En les opposant pourtant, image contre image, on opère d’un nouveau sophisme particulièrement malhonnête qui, en proposant abusivement une graduation morale entre le procédé et le résultat, habille artificiellement l’« équité » d’une supériorité aussi indue qu’intempestive sur l’« égalité » par le truchement rhétorique d’une comparaison qui n’a pas lieu d’être. Je vous laisse un interligne pour avaler un Doliprane.
Deux sophismes en un seul tableau, il ne fallait pas moins de malhonnêteté pour tirer à boulets rouges sur l’idée d’égalité avec l’air naïf de celui qui déroule une démonstration parfaitement cohérente. Que ce dessin tourne sur les réseaux sociaux où l’hystérique immédiateté du buzz, la confusion organisée et l’absence de recul sont érigées en mode de vie, soit. Après tout, il y est à sa place et tant pis pour l’imbécile qui s’est fait avoir, il n’avait qu’à éteindre son écran et lire Aristote ou bien Schopenhauer. Mais lorsqu’on cherche les occurrences de ce dessin sur la toile, on peut être parfois surpris. Bien sûr, on le retrouve souvent sur des sites de management, conseil RH, vie d’entreprise et toutes ces sortes de choses très corporate où la haine de l’égalité est incluse au cahier des charges et, jusqu’ici, tout est parfaitement à sa place. On sera beaucoup plus surpris de le voir traîner sur des sites se réclamant d’un militantisme plutôt égalitaire, justement. Certains sites à vocation féministe ou antiraciste tendance « inclusion » et « diversité » affichent parfois fièrement ce dessin [2]. On peut s’alarmer que sous une bannière progressiste et égalitaire puisse avancer à pas de loup, feutré, presque présentable, le dogme néolibéral. Mais il est plus inquiétant encore de retrouver ce même dessin sur nombre de sites à vocation pédagogique. Que l’on se permette, dans un contexte d’enseignement, de le reprendre tel quel pour en faire une leçon aux enfants sans même avoir pris le temps de décortiquer la supercherie rhétorique – et donc propagandiste – de la chose, voilà qui relève au mieux de l’incompétence pédagogique, au pire de la dangereuse irresponsabilité. Troisième option : on est un ultralibéral militant de la droite la plus dure, on hait l’égalité, on a compris le processus propagandiste fallacieux et on assume de l’utiliser pour inculquer l’anti-égalitarisme à des bambins innocents. Venant de sites qui proposent des ressources et des réflexions à l’usage du monde scolaire, on peut légitimement espérer qu’il ne s’agisse pas plus que d’un peu de bêtise et beaucoup d’inculture.
Pourtant, on aurait pu parler aux enfants d’égalité et d’équité avec justesse, même avec ce dessin. Car au fond, il peut être très pertinent ce système de caisses et de pommes : en gardant les mêmes images, il suffisait de titrer les séquences avec une vraie honnêteté intellectuelle. La première image, puisqu’un seul accède aux fruits, peut se titrer « inégalité ». Et comme on veut aussi intégrer la notion d’équité, ajoutons en sous-titre : « du fait d’un procédé non-équitable ». Quant à la deuxième image, vu que tous y ont un droit égal d’accéder aux pommes, titrons-la simplement « égalité » – avec en sous-titre : « du fait d’un procédé équitable ».
Et le tour est joué [3]. La leçon est riche. Fertile. Elle promeut l’égalité comme un objectif noble tout en montrant bien que ça demande une démarche active, volontaire, parfois complexe, jamais simpliste. Et c’est gagné. Le tout sans aucun sophisme, aucune duperie. Aucune pirouette. On n’a pas besoin de ces paradoxes snobs, ces aphorismes bling-blings et ces pseudo-impertinences décalées, qui ne relaient au fond rien d’autre qu’une théologie de société marchande. Tout ce qu’on veut, c’est une démarche honnête, simplement honnête. Parce que ça marche. Parce que pour les enfants, c’est la seule façon qui soit vraiment émancipatrice. Parce que c’est de très loin ce qu’il y a de plus subversif.
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