Un article issu de la revue en ligne AOC â Analyse opinion critique.
Par Matthieu Calame, ingénieur agronome.
Aux Pays-Bas, en Allemagne et dĂ©sormais en France, les agriculteurs manifestent. Contre lâEurope, contre les rĂ©glementations, contre les Ă©cologistes⊠Mais cet Ă©pisode nâest que lâultime rĂ©plique des nombreux mouvements qui ont Ă©maillĂ©s lâindustrialisation de lâagriculture depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et si lâon en juge aux statistiques dâĂąge câest le dernier. Alors quelle agriculture demain ?
Aux Pays-Bas, en Allemagne, en France, lâEurope agricole est en Ă©bullition. Les problĂšmes des agriculteurs suscitent gĂ©nĂ©ralement un Ă©lan de communion quelque peu factice ou au moins Ă©phĂ©mĂšre. En France les plus lyriques ou cyniques aimeront Ă©voquer une Ăąme Ă©ternellement paysanne Ă dĂ©faut que le pays en ait encore la structure sociale.
Sây ajoutent gĂ©nĂ©ralement des vigoureuses prises de position syndicales visant Ă dĂ©noncer en vrac lâabandon des agriculteurs, la perversitĂ© de lâEurope, lâinconsĂ©quence des consommateurs, la duplicitĂ© de la grande distribution, les pulsions agricolicides des Ă©cologistes â pardon, des Ă©coterroristes â et lâincompĂ©tence de tous. Cette somme de clichĂ©s, mĂȘme en partie fondĂ©s, ne constitue pas un diagnostic et nâouvre sur aucune thĂ©rapie.
Ce chĆur aguerri de mĂ©decins de MoliĂšre nous distrait de lâanalyse des tendances de fonds et des causes de lâĂ©volution prĂ©sente de lâagriculture europĂ©enne laquelle est effectivement assez inquiĂ©tante pour que toute personne soucieuse de bien public et de souverainetĂ© sâen prĂ©occupe. Le mouvement actuel de protestation nâest que lâultime rĂ©plique des mouvements nombreux qui ont Ă©maillĂ©s lâindustrialisation de lâagriculture depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et si lâon en juge aux statistiques dâĂąge câest le dernier. Nous sommes contemporains de la derniĂšre gĂ©nĂ©ration dâagriculteurs au sens dâune production menĂ©e dans un cadre individuel ou familial tant pour le capital que le travail. Ce qui rend inĂ©vitable de se poser la question du devenir de lâagriculture en Europe.
à vos ordres mon Général
DĂšs quâil sâagit de politique agricole, est Ă©voquĂ©e la citation prĂȘtĂ©e au gĂ©nĂ©ral de Gaulle « un pays qui ne peut se nourrir nâest pas un grand pays » ou un Ă©quivalent, les formules variant. Soit. Il sâagit de suggĂ©rer que le prophĂšte de Colombey nous envoie ce message dâoutre-tombe : soutenir les agriculteurs câest soutenir lâagriculture et soutenir lâagriculture câest soutenir la France.
Jâignore dans quel contexte De Gaulle aurait prononcĂ© cette phrase, mais on cite beaucoup moins dâautres phrases telles que : « NâĂ©taient les alĂ©as que comportent les intempĂ©ries, lâagriculture nâest plus que la mise en Ćuvre dâun appareillage automatique et motorisĂ© en vue de productions Ă©troitement normalisĂ©es. »[1] ou cette recommandation quâil aurait faite Ă Edgar Pisani en le nommant ministre de lâagriculture « vous nâĂȘtes pas le ministre des agriculteurs mais le ministre de lâAgriculture de France. »[2] Ces deux expressions montrent deux choses, la premiĂšre câest que le GĂ©nĂ©ral avait conscience que lâindustrialisation de lâagriculture en changeait la nature, et la deuxiĂšme que « les agriculteurs » nâĂ©taient pas les garants naturels de lâagriculture de France.
En France tout commence et tout finit par De Gaulle. LâexĂ©gĂšse de la pensĂ©e gaullienne joue un rĂŽle central dans la thĂ©ologie politique. Ayant donc sacrifiĂ© Ă cette obligation, et montrĂ© que lâon pourra faire dire ce que lâon veut au GĂ©nĂ©ral, nous sommes autorisĂ©s Ă analyser la question agricole, et plus largement alimentaire, au prisme des enjeux actuels.
ConsidĂ©rons le triptyque agriculteurs, alimentation, souverainetĂ©, non comme une Ă©vidence mais comme une sĂ©rie de questions. Ă quelle condition lâagriculture contribue-t-elle Ă la souverainetĂ© dâune sociĂ©tĂ© ? Quelles formes sociales et quels acteurs sont Ă mĂȘme de mener cette agriculture ? Câest Ă la lumiĂšre de ces deux analyses que lâon pourra comprendre ce qui se joue dans la crise â rĂ©currente â du monde agricole et formuler quelques maximes politiques qui devraient guider les politiques europĂ©ennes, si lâUnion trouvait effectivement en elle-mĂȘme le dĂ©sir et la force dâĂȘtre souveraine au XXIĂšme siĂšcle.
Agriculture et souveraineté
Aucun groupe humain ne se maintient sâil nâest pas en capacitĂ© de se nourrir. Les militaires le savent, lâintendance joue dans lâeffort de guerre un rĂŽle dĂ©terminant. Câest a fortiori vrai pour les groupes politiquement organisĂ©s en citĂ© ou en Ătat. Les politiques frumentaires sont au cĆur du politique. Si vrai, quâen 439 av. J.-C., le SĂ©nat romain pour faire face Ă une famine accepte la nomination dâun magistrat particulier, lâancĂȘtre du prĂ©fet de lâannone, qui va Ă la fois lutter contre lâagiotage et acheter du blĂ© en Ătrurie. Un riche chevalier romain en quĂȘte de popularitĂ© Spurius Maelius se mit alors en tĂȘte dâacheter Ă©galement du blĂ© pour le distribuer gratuitement. Mal lui en prit, le SĂ©nat, le suspectant de vouloir restaurer la monarchie, lâĂ©limina[3]. Cette histoire romaine rappelle Ă la fois le caractĂšre politiquement sensible de la question frumentaire et que la sĂ©curitĂ© alimentaire ne passe pas nĂ©cessairement par lâautarcie.
On peut identifier deux grands modĂšles Ă travers le temps : les structures dâempires agraires qui visent Ă lâautarcie voire Ă lâexportation, et dâautre part les Thalassocraties marchandes qui assurent leur sĂ©curitĂ© alimentaire par lâimportation et par la domination directe (politique) ou indirecte (Ă©conomique) des lieux de production et du commerce[4]. Câest le cas dâAthĂšnes, de Rome dans lâAntiquitĂ© et dans les temps modernes des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne.
Il faut pour cela mettre en place un Ă©change inĂ©gal dont le principe, vieux comme le commerce, est explicitĂ© par Adam Smith Ă propos des Pays-Bas dâune maniĂšre particuliĂšrement claire : « Au moyen du trafic et des manufactures, un pays peut annuellement importer chez lui une beaucoup plus grande quantitĂ© de subsistances que ses propres terres ne pourraient lui en fournir dans lâĂ©tat actuel de leur culture. [âŠ]. Câest ainsi que la Hollande tire des autres pays une grande partie de sa subsistance ; son bĂ©tail vivant, du Holstein et du Jutland, et son blĂ©, de presque tous les diffĂ©rents pays de lâEurope. Une petite quantitĂ© de produit manufacturĂ© achĂšte une grande quantitĂ© de produit brut. Par consĂ©quent, un pays manufacturier et trafiquant achĂšte naturellement, avec une petite partie de son produit manufacturĂ©, une grande partie du produit brut des autres pays ; tandis quâau contraire un pays sans trafic et sans manufactures est en gĂ©nĂ©ral obligĂ© de dĂ©penser une grande partie de son produit brut pour acheter une trĂšs petite partie du produit manufacturĂ© des autres pays. Lâun exporte ce qui ne peut servir Ă la subsistance et aux commoditĂ©s que dâun trĂšs-petit nombre de personnes, et il importe de quoi donner de la subsistance et de lâaisance Ă un grand nombre. »[5]
Soulignons la derniĂšre phrase. LâĂ©change inĂ©gal nâest possible que si le pays producteur de denrĂ©es alimentaires est lui-mĂȘme inĂ©galitaire dans ses rapports internes. Ă cet Ă©gard lâessor des sociĂ©tĂ©s industrielles en Europe de lâOuest sâaccompagne du second servage en Europe centrale et orientale (Prusse, Pologne, Russie). Quand cette inĂ©galitĂ© ne se produit pas spontanĂ©ment, on peut la provoquer en favorisant au sein des nations dĂ©diĂ©es Ă lâexportation la constitution dâune Ă©lite Ă©conomique liĂ©e aux intĂ©rĂȘts de la Thalassocratie, câest ce que confesse benoĂźtement Allenby lors de lâindĂ©pendance Ă©gyptienne : « Les Anglais peuvent Ă©vacuer lâEgypte le cĆur tranquille : ils ont crĂ©Ă© en effet une classe de grands propriĂ©taires sur lesquels la Grande-Bretagne peut compter pour assurer sa politique en Egypte. »[6] . De ce trĂšs bref tour dâhorizon, il ressort que produire beaucoup de matiĂšre premiĂšre agricole nâest pas le meilleur moyen pour assurer sa souverainetĂ© alimentaire ni sa souverainetĂ© tout court.
Mettons bout Ă bout ce qui prĂ©cĂšde. PremiĂšrement lâagriculture industrielle est devenue tributaire des machines et dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale de facteurs de production (pĂ©trole, engrais, pesticides, semences) dont une partie sont ces produits manufacturĂ©s Ă forte valeur ajoutĂ©e Ă©voquĂ©s par Smith. Câest le tĂ©moignage de De Gaulle. Produire beaucoup et vendre bon marchĂ© nâest pas une garantie de souverainetĂ©, câest le constat de Smith. La production peut ĂȘtre contrĂŽlĂ©e par un groupe social politiquement liĂ© Ă une puissance Ă©trangĂšre, câest le constat dâAllenby. Appliquons ce crible dâanalyse Ă la question de la souverainetĂ© alimentaire de la France et au-delĂ de lâEurope.
La dépendance aux facteurs de production
DĂšs quâil est question du malaise agricole, lâaccent est mis sur la responsabilitĂ© de lâaval, la transformation, la grande distribution et les consommateurs, coupables de non consentement Ă payer le juste prix. Admettons. Cela nâest pas faux mais nâest quâune partie du problĂšme. Le revenu dâun acteur Ă©conomique est liĂ© Ă sa valeur ajoutĂ©e, câest Ă dire lâĂ©cart entre ce que lui coĂ»tent ses facteurs de production et ce que lui rapporte ce quâil vend. Le flĂ©au de la balance a deux cĂŽtĂ©s quâil faut regarder simultanĂ©ment. Pourquoi interroge-t-on toujours lâaval et jamais lâamont ? Un proverbe donnĂ© pour chinois affirme que « quand le sage montre la lune lâidiot regarde le doigt ». Je trouve quâil y a une sagesse de lâidiot Ă ne pas regarder ce quâon lui montre mais Ă regarder celui qui montre. Pourquoi me montre-t-il cela ? Pourquoi pas autre chose ?
Quand on regarde de prĂšs, les grands gagnants des politiques dâindustrialisation de lâagriculture sont les secteurs en amonts : mĂ©canique, pĂ©trochimie, banque, etc, et demain les pourvoyeurs de donnĂ©es, les GAFAM. Chemchina, Dupont, Klaas, New Holland sont gĂ©nĂ©ralement inconnus du grand public. Pour la plupart ces entreprises ne sont pas ou plus europĂ©ennes et risquent de lâĂȘtre de moins en moins Ă lâavenir. La crise en Ukraine a Ă©galement mis en lumiĂšre la dĂ©pendance de la cĂ©rĂ©aliculture europĂ©enne vis Ă vis des nitrates, grands consommateurs dâĂ©nergie, produits par les puissances pĂ©troliĂšres.
Pour rĂ©sumer, la politique agricole, massivement centrĂ©e sur la cĂ©rĂ©aliculture et son dĂ©bouchĂ© lâĂ©levage industriel, subventionne une production qui importe des produits techniques Ă forte valeur ajoutĂ©e ou des intrants Ă base de pĂ©trole, pour produire et Ă©ventuellement exporter des produits agricoles Ă faible valeur (cĂ©rĂ©ales, lait, viandes blanches). Câest Ă dire que lâEurope subventionne lâĂ©change inĂ©gal Ă son propre dĂ©triment ce qui est assurĂ©ment la plus stupide des politiques de souverainetĂ©. Lâargent public qui entre dans les fermes en sort immĂ©diatement pour aller dans les poches des producteurs de machines, dâengrais, de pesticides, de semences brevetĂ©es, de moins en moins europĂ©ens. Subventionner lâagriculture sous sa forme actuelle est anti-Ă©conomique.
La dilapidation des bioressources et des hommes
La production de masse pĂšse lourdement sur les territoires et les populations concernĂ©es, ce que les Ă©conomistes appellent pudiquement les externalitĂ©s nĂ©gatives. Le « modĂšle breton » magistralement analysĂ© par Nicolas Legendre7 en est lâillustration. Pour faire de la rĂ©gion une plate-forme de lâindustrie alimentaire, on pollue lâeau, les sols, on essore les agriculteurs rĂ©duits au rĂŽle de sous-traitant et on crĂ©e un prolĂ©tariat dâouvriĂšres et dâouvriers dans lâalimentation travaillant dans des conditions extrĂȘmement difficiles et accablĂ© de maladies professionnelles, pour des produits Ă faible valeur ajoutĂ©e, et absorbant, Ă flux tendu, de lâargent public. Il est rare que lâon paye autant pour dĂ©truire autant. Pour rĂ©sumer nous polluons nos sols, notre eau et exploitons notre main dâĆuvre pour fournir de la poudre de lait et de la viande de porc et de poulet aux chinois. La Politique Agricole non contente de profiter Ă un secteur amont de moins en moins europĂ©ens, subventionne aussi en aval les consommateurs des Ă©conomies concurrentes. Une telle posture est totalement perdante.
Un complexe agro-industriel dĂ©jĂ satellisĂ© par lâextĂ©rieur
On demandera par quelle aberration une sociĂ©tĂ© en est venue Ă une telle absurditĂ©. Câest lĂ que lâaxiome dâAllenby est Ă©clairant. Une sociĂ©tĂ© peut exercer un empire indirect sur une autre sociĂ©tĂ© tout simplement en sâassociant un groupe social et en lâaidant Ă devenir dominant (ou Ă maintenir voire accroĂźtre sa domination). Ceci, traduit dans les termes modernes des sociĂ©tĂ©s industrielles, amĂšne Ă interroger la cĂ©lĂšbre maxime prĂȘtĂ©e Ă Charles Wilson, PDG de General Motors nommĂ© en 1953 secrĂ©taire Ă la DĂ©fense par le prĂ©sident Eisenhower : « ce qui est bon pour General Motors est bon pour les Ătats-Unis ». En fait, non.
Les complexes industriels constitutifs des sociĂ©tĂ©s industrielles, comme lâaristocratie fonciĂšre des empires agraires qui renforça le servage, peuvent avoir des intĂ©rĂȘts divergents voire contradictoires avec le reste de la sociĂ©tĂ©, mĂȘme si Ă©videmment ils seront toujours persuadĂ©s du contraire ou du moins essayeront de nous en persuader. Eisenhower en fut Ă©branlĂ© et son dernier message politique fut de mettre en garde la dĂ©mocratie amĂ©ricaine contre le complexe militaro-industriel ! Une sociĂ©tĂ© bien avisĂ©e analysera au cas par cas si un complexe industriel lui profite ou non. Ă lâheure actuelle de nombreux indices montrent que le complexe agro-industriel qui inclut le ministĂšre de lâagriculture est dĂšs Ă prĂ©sent entrĂ© dans lâorbite Ă©conomique de lâAsie orientale et des pays du Golfe. Câest nettement le cas pour le bois : nous exportons des grumes et nous importons des meubles. On ne reprochera pas Ă lâAsie aprĂšs avoir subi au XIXe siĂšcle un Ă©change inĂ©gal forcĂ©, dâinverser la dynamique. On sâĂ©tonnera par contre que les europĂ©ens qui le lui ont militairement imposĂ©s ne sâen prĂ©munissent pas.
La fin des agriculteurs
Câest dans ce gigantesque mouvement de constitution dâun complexe agro-industriel quâil faut replacer le drame des agriculteurs qui fait souvent lâobjet dâune couverture mĂ©diatique sensationnaliste â le nombre de suicides â dĂ©pourvue dâanalyse. Les spĂ©cialistes du domaine connaissent le livre dâHenri Mendras, La Fin des paysans, publiĂ© en 1967 et qui provoqua, entre autres, des rĂ©actions de dĂ©ni. Son analyse essentiellement anthropologique Ă©voquait la fin dâune civilisation paysanne avec son rapport au temps, Ă lâespace, Ă la famille, etc. Mais deux ans avant, trois jeunes Ă©conomistes de lâINRA publiaient « Une France sans paysans »[8], qui dĂ©crivait dâun point de vue Ă©conomique le mouvement en cours dont lâissue Ă©tait Ă©vidente pour nâimporte quel observateur honnĂȘte.
Le monde agricole français connaissait la transition industrielle qui avait bouleversĂ© lâartisanat un siĂšcle et demi avant et dont la caractĂ©ristique est lâexpropriation des producteurs de leur outil de travail. Lâagriculteur nâest quâune forme transitoire entre lâĂ©conomie paysanne â patriarcale â et lâĂ©conomie de firme dominĂ©e par des sociĂ©tĂ©s de capitaux. Si les prĂ©lĂšvements des agriculteurs sont faibles câest quâune grande partie de la richesse quâils crĂ©ent paye un outil de travail de plus en plus coĂ»teux (terre, machines) portant les ratio capital/travailleur aux niveaux de lâindustrie lourde. Il est erronĂ© dâassimiler le revenu de lâagriculteur Ă ses seuls prĂ©lĂšvements. Il est aussi le dĂ©tenteur de lâentreprise dans laquelle il travaille. Le remboursement de sa dette doit ĂȘtre comptĂ©e dans son revenu, puisquâĂ terme il est pleinement propriĂ©taire de lâactif si celui-ci a encore de la valeur, ce qui est souvent le cas.
La dette des agriculteurs est une dette solide car elle a sa contrepartie en terres, en matĂ©riel, en cheptel, toujours rĂ©alisable en cas de faillite. Les fermes ne sont pas des start-up ! Mais Ă©videmment la dette peut devenir asphyxiante, mortifĂšre mĂȘme. Notamment elle affaiblit les agriculteurs dans les nĂ©gociations avec lâaval : celui qui est obligĂ© de vendre pour rembourser ses dettes nâa pas de pouvoir de nĂ©gociation. Cependant, dans bien des cas illustrĂ©s par SolidaritĂ© Paysans, la sortie du piĂšge de la dette se fait par une revente dâune part des actifs et le redĂ©marrage sur une activitĂ© plus rĂ©duite mais Ă©conomiquement plus efficace. Lâagriculteur est moins piĂ©gĂ© par sa dette que par son modĂšle de production.
A lâautre bout de la chaĂźne â les firmes en formation â la diminution attendue du nombre dâactifs est considĂ©rĂ©e avec flegme. Par accaparement des terres au sein dâunitĂ©s de plus en plus grandes, machinisme et intelligence artificielle elles se font fort de profiter de la fin des agriculteurs et de sâinsĂ©rer dans lâĂ©conomie-monde indo-pacifique. Toujours plus grosses, plus capitalisĂ©es, elles deviendront une proie tentante pour les capitaux extĂ©rieurs et candidates pour une intĂ©gration par lâamont ou lâaval. Câest dâailleurs dĂ©jĂ le cas en Europe centrale et orientale par oligarques interposĂ©s. La disparition des agriculteurs nâest que le processus de formation « de grands propriĂ©taires sur lesquels la Grande-Bretagne peut compter pour assurer sa politique en Egypte ». LâEurope tiendra le rĂŽle de lâEgypte. Qui sera la Grande-Bretagne ?
Inverser le rapport de la filiĂšre et du territoire
Cette Ă©volution nâest bien sĂ»r pas irrĂ©versible, mais il est urgent de rĂ©agir et de liquider la PAC actuelle qui est une politique dâinfĂ©odation Ă©conomique. Par quoi la remplacer ? Lâune des clefs passe par la restauration de la primautĂ© du territoire sur la filiĂšre â dĂ©finir ce qui est bon pour les Etats-Unis et lâimposer Ă General Motors ! â et prĂ©server les bioressources et les populations de la prĂ©dation. Câest exactement ce que proposa en 1996 le commissaire europĂ©en Ă lâagriculture lâautrichien Franz Fischler et ce que le complexe agroindustriel avec lâappui de plusieurs pays dont la France a refusĂ©. Pourtant, les agriculteurs soucieux de survivre ne pourront que rompre leur infĂ©odation vis Ă vis de la filiĂšre amont et se tourner vers les centres urbains oĂč vivent leurs compatriotes pour un nouveau contrat social entre agriculture et territoire, voire dâaccepter de discuter agroĂ©cologie avec un bobo europĂ©en et un nĂ©opaysan issu du monde urbain plutĂŽt quâagroindustrie avec un investisseur chinois ou saoudien. Une vraie rĂ©volution, en effet. Mais pour valser il faut ĂȘtre deux, et malheureusement le monde agricole vote majoritairement et avec constance depuis prĂšs de trois quart de siĂšcles pour les syndicats qui ont conduit lâindustrialisation et qui la poursuivent aujourdâhui. Bref, pour les syndicats qui cogĂšrent sa disparition. Malheureusement, les agriculteurs tiennent Ă leurs syndicats comme le pendu Ă la corde.
LâEurope a du soucis Ă se faire, mais on ne pourra pas dire quâon ne savait pas.
[1] Charles de Gaulle, MĂ©moires dâEspoir II, Paris, Plon, 1971, p. 116.
[2] Edgar Pisani, Un vieil homme et la terre, Paris, Seuil, 2004, p. 30.
[3] Tite-Live, Histoire Romaine, livre IV, 12 Ă 14, Paris, Garnier Flammarion, 1991, p. 407 Ă 410.
[4] Matthieu Calame, Enraciner lâagriculture, Paris, PUF, 2020.
[5] Adam Smith, La Richesse des nations, tome II, Paris, Garnier Flammarion, 1991, p. 298.
[6] Cité par Pierre Blanc, Terres, Pouvoirs et Conflits, Paris, Presses de Science Po, 2018, p. 231.
[7] Nicolas Legendre, Silence dans les champs, Paris, Arthaud, 2023.
[8] M. Gervais, C. Servolin, J. Weil, « Une France sans paysans », Revue française de sociologie, juillet-septembre 1966, 7-3, pp. 404-405.
NDLR : Matthieu Calame a rĂ©cemment publiĂ© La RĂ©volution agro-Ă©cologique aux Ăditions du Seuil.
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