Mesdames, Messieurs, Jeunes Ă©lĂšves,
Câest une grande joie pour moi de me retrouver en ce lycĂ©e dâAlbi et dây reprendre un instant la parole. Grande joie nuancĂ©e dâun peu de mĂ©lancolie ; car lorsquâon revient Ă de longs intervalles, on mesure soudain ce que lâinsensible fuite des jours a ĂŽtĂ© de nous pour le donner au passĂ©. Le temps nous avait dĂ©robĂ©s Ă nous-mĂȘmes, parcelle Ă parcelle, et tout Ă coup câest un gros bloc de notre vie que nous voyons loin de nous. La longue fourmiliĂšre des minutes emportant chacune un grain chemine silencieusement, et un beau soir le grenier est vide.
Mais quâimporte que le temps nous retire notre force peu Ă peu, sâil lâutilise obscurĂ©ment pour des Ćuvres vastes en qui survit quelque chose de nous ? Il y a vingt-deux ans, câest moi qui prononçais ici le discours dâusage. Je me souviens (et peut-ĂȘtre quelquâun de mes collĂšgues dâalors sâen souvient-il aussi) que jâavais choisi comme thĂšme : les jugements humains. Je demandais Ă ceux qui mâĂ©coutaient de juger les hommes avec bienveillance, câest-Ă -dire avec Ă©quitĂ©, dâĂȘtre attentifs, dans les consciences les plus mĂ©diocres et les existences les plus dĂ©nuĂ©es, aux traits de lumiĂšre, aux fugitives Ă©tincelles de beautĂ© morale par oĂč se rĂ©vĂšle la vocation de grandeur de la nature humaine. Je les priais dâinterprĂ©ter avec indulgence le tĂątonnant effort de lâhumanitĂ© incertaine.
Peut-ĂȘtre, dans les annĂ©es de lutte qui ont suivi, ai-je manquĂ© plus dâune fois envers des adversaires Ă ces conseils de gĂ©nĂ©reuse Ă©quitĂ©. Ce qui me rassure un peu, câest que jâimagine quâon a dĂ» y manquer aussi parfois Ă mon Ă©gard, et cela rĂ©tablit lâĂ©quilibre. Ce qui reste vrai, Ă travers toutes nos misĂšres, Ă travers toutes les injustices commises ou subies, câest quâil faut faire un large crĂ©dit Ă la nature humaine ; câest quâon se condamne soi-mĂȘme Ă ne pas comprendre lâhumanitĂ©, si on nâa pas le sens de sa grandeur et le pressentiment de ses destinĂ©es incomparables.
Cette confiance nâest ni sotte, ni aveugle, ni frivole. Elle nâignore pas les vices, les crimes, les erreurs, les prĂ©jugĂ©s, les Ă©goĂŻsmes de tout ordre, Ă©goĂŻsme des individus, Ă©goĂŻsme des castes, Ă©goĂŻsme des partis, Ă©goĂŻsme des classes, qui appesantissent la marche de lâhomme, et absorbent souvent le cours du fleuve en un tourbillon trouble et sanglant. Elle sait que les forces bonnes, les forces de sagesse, de lumiĂšre, de justice, ne peuvent se passer du secours du temps, et que la nuit de la servitude et de lâignorance nâest pas dissipĂ©e par une illumination soudaine et totale, mais attĂ©nuĂ©e seulement par une lente sĂ©rie dâaurores incertaines.
Oui, les hommes qui ont confiance en lâhomme savent cela. Ils sont rĂ©signĂ©s dâavance Ă ne voir quâune rĂ©alisation incomplĂšte de leur vaste idĂ©al, qui lui-mĂȘme sera dĂ©passĂ© ; ou plutĂŽt ils se fĂ©licitent que toutes les possibilitĂ©s humaines ne se manifestent point dans les limites Ă©troites de leur vie. Ils sont pleins dâune sympathie dĂ©fĂ©rente et douloureuse pour ceux qui ayant Ă©tĂ© brutalisĂ©s par lâexpĂ©rience immĂ©diate ont conçu des pensĂ©es amĂšres, pour ceux dont la vie a coĂŻncidĂ© avec des Ă©poques de servitude, dâabaissement et de rĂ©action, et qui, sous le noir nuage immobile, ont pu croire que le jour ne se lĂšverait plus. Mais eux-mĂȘmes se gardent bien dâinscrire dĂ©finitivement au passif de lâhumanitĂ© qui dure les mĂ©comptes des gĂ©nĂ©rations qui passent. Et ils affirment, avec une certitude qui ne flĂ©chit pas, quâil vaut la peine de penser et dâagir, que lâeffort humain vers la clartĂ© et le droit nâest jamais perdu. Lâhistoire enseigne aux hommes la difficultĂ© des grandes tĂąches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie lâinvincible espoir.
Dans notre France moderne, quâest-ce donc que la RĂ©publique ? Câest un grand acte de confiance. Instituer la RĂ©publique, câest proclamer que des millions dâhommes sauront tracer eux-mĂȘmes la rĂšgle commune de leur action ; quâils sauront concilier la libertĂ© et la loi, le mouvement et lâordre ; quâils sauront se combattre sans se dĂ©chirer ; que leurs divisions nâiront pas jusquâĂ une fureur chronique de guerre civile, et quâils ne chercheront jamais dans une dictature mĂȘme passagĂšre une trĂȘve funeste et un lĂąche repos. Instituer la RĂ©publique, câest proclamer que les citoyens des grandes nations modernes, obligĂ©s de suffire par un travail constant aux nĂ©cessitĂ©s de la vie privĂ©e et domestique, auront cependant assez de temps et de libertĂ© dâesprit pour sâoccuper de la chose commune. Et si cette RĂ©publique surgit dans un monde monarchique encore, câest assurer quâelle sâadaptera aux conditions compliquĂ©es de la vie internationale sans rien entreprendre sur lâĂ©volution plus lente des peuples, mais sans rien abandonner de sa fiertĂ© juste et sans attĂ©nuer lâĂ©clat de son principe.
Oui, la RĂ©publique est un grand acte de confiance et un grand acte dâaudace. Lâintervention en Ă©tait si audacieuse, si paradoxale, que mĂȘme les hommes hardis qui il y a cent dix ans, ont rĂ©volutionnĂ© le monde, en Ă©cartĂšrent dâabord lâidĂ©e. Les Constituants de 1789 et de 1791, mĂȘme les LĂ©gislateurs de 1972 croyaient que la monarchie traditionnelle Ă©tait lâenveloppe nĂ©cessaire de la sociĂ©tĂ© nouvelle. Ils ne renoncĂšrent Ă cet abri que sous les coups rĂ©pĂ©tĂ©s de la trahison royale. Et quand enfin ils eurent dĂ©racinĂ© la royautĂ©, la RĂ©publique leur apparut moins comme un systĂšme prĂ©destinĂ© que comme le seul moyen de combler le vide laissĂ© par la monarchie. BientĂŽt cependant, et aprĂšs quelques heures dâĂ©tonnement et presque dâinquiĂ©tude, ils lâadoptĂšrent de toute leur pensĂ©e et de tout leur cĆur. Ils rĂ©sumĂšrent, ils confondirent en elle toute la RĂ©volution. Et ils ne cherchĂšrent point Ă se donner le change. Ils ne cherchĂšrent point Ă se rassurer par lâexemple des rĂ©publiques antiques ou des rĂ©publiques helvĂ©tiques et italiennes. Ils virent bien quâils crĂ©aient une Ćuvre nouvelle, audacieuse et sans prĂ©cĂ©dent. Ce nâĂ©tait point lâoligarchique libertĂ© des rĂ©publiques de la GrĂšce, morcelĂ©es, minuscules et appuyĂ©es sur le travail servile. Ce nâĂ©tait point le privilĂšge superbe de la rĂ©publique romaine, haute citadelle dâoĂč une aristocratie conquĂ©rante dominait le monde, communiquant avec lui par une hiĂ©rarchie de droits incomplets et dĂ©croissants qui descendait jusquâau nĂ©ant du droit, par un escalier aux marches toujours plus dĂ©gradĂ©es et plus sombres, qui se perdait enfin dans lâabjection de lâesclavage, limite obscure de la vie touchant Ă la nuit souterraine. Ce nâĂ©tait pas le patriciat marchand de Venise et de GĂȘnes. Non, câĂ©tait la RĂ©publique dâun grand peuple oĂč il nây avait que des citoyens et oĂč tous les citoyens Ă©taient Ă©gaux. CâĂ©tait la RĂ©publique de la dĂ©mocratie et du suffrage universel. CâĂ©tait une nouveautĂ© magnifique et Ă©mouvante.
Les hommes de la RĂ©volution en avaient conscience. Et lorsque dans la fĂȘte du 10 aoĂ»t 1793, ils cĂ©lĂ©brĂšrent cette Constitution, qui pour la premiĂšre fois depuis lâorigine de lâhistoire organisait dans la souverainetĂ© nationale la souverainetĂ© de tous, lorsque artisans et ouvriers, forgerons, menuisiers, travailleurs des champs dĂ©filĂšrent dans le cortĂšge, mĂȘlĂ©s aux magistrats du peuple et ayant pour enseignes leurs outils, le prĂ©sident de la Convention put dire que câĂ©tait un jour qui ne ressemblait Ă aucun autre jour, le plus beau jour depuis que le soleil Ă©tait suspendu dans lâimmensitĂ© de lâespace ! Toutes les volontĂ©s se haussaient, pour ĂȘtre Ă la mesure de cette nouveautĂ© hĂ©roĂŻque. Câest pour elle que ces hommes combattirent et moururent. Câest en son nom quâils refoulĂšrent les rois de lâEurope. Câest en son nom quâils se dĂ©cimĂšrent. Et ils concentrĂšrent en elle une vie si ardente et si terrible, ils produisirent par elle tant dâactes et tant de pensĂ©es quâon put croire que cette RĂ©publique toute neuve, sans modĂšles comme sans traditions, avait acquis en quelques annĂ©es la force et la substance des siĂšcles.
Et pourtant que de vicissitudes et dâĂ©preuves avant que cette RĂ©publique que les hommes de la RĂ©volution avaient crue impĂ©rissable soit fondĂ©e enfin sur notre sol ! Non seulement aprĂšs quelques annĂ©es dâorage elle est vaincue, mais il semble quâelle sâefface Ă jamais de lâhistoire et de la mĂ©moire mĂȘme des hommes. Elle est bafouĂ©e, outragĂ©e ; plus que cela, elle est oubliĂ©e. Pendant un demi-siĂšcle, sauf quelques cĆurs profonds qui garderaient le souvenir et lâespĂ©rance, les hommes la renient ou mĂȘme lâignorent. Les tenants de lâAncien rĂ©gime ne parlent dâelle que pour en faire honte Ă la RĂ©volution : â VoilĂ oĂč a conduit le dĂ©lire rĂ©volutionnaire ! â Et parmi ceux qui font profession de dĂ©fendre le monde moderne, de continuer la tradition de la RĂ©volution, la plupart dĂ©savouent la RĂ©publique et la dĂ©mocratie. On dirait quâils ne se souviennent mĂȘme plus. Guizot sâĂ©crie : â Le suffrage universel nâaura jamais son jour â. Comme sâil nâavait pas eu dĂ©jĂ ses grands jours dâhistoire, comme si la Convention nâĂ©tait pas sortie de lui. Thiers, quand il raconte la RĂ©volution du10 aoĂ»t, nĂ©glige de dire quâelle proclama le suffrage universel, comme si câĂ©tait lĂ un accident sans importance et une bizarrerie dâun jour. RĂ©publique, suffrage universel, dĂ©mocratie, ce fut, Ă en croire les sages, le songe fiĂ©vreux des hommes de la RĂ©volution. Leur Ćuvre est restĂ©e, mais leur fiĂšvre est Ă©teinte et le monde moderne quâils ont fondĂ©, sâil est tenu de continuer leur Ćuvre, nâest pas tenu de continuer leur dĂ©lire. Et la brusque rĂ©surrection de la RĂ©publique, reparaissant en 1848 pour sâĂ©vanouir en 1851, semblait en effet la brĂšve rechute dans un cauchemar bientĂŽt dissipĂ©.
Et voici maintenant que cette RĂ©publique, qui dĂ©passait de si haut lâexpĂ©rience sĂ©culaire des hommes et le niveau commun de la pensĂ©e que, quand elle tomba, ses ruines mĂȘmes pĂ©rirent et son souvenir sâeffrita, voici que cette RĂ©publique de dĂ©mocratie, de suffrage universel et dâuniverselle dignitĂ© humaine, qui nâavait pas eu de modĂšle et qui semblait destinĂ©e Ă nâavoir pas de lendemain, est devenue la loi durable de la nation, la forme dĂ©finitive de la vie française, le type vers lequel Ă©voluent lentement toutes les dĂ©mocraties du monde.
Or, et câest lĂ surtout ce que je signale Ă vos esprits, lâaudace mĂȘme de la tentative a contribuĂ© au succĂšs. LâidĂ©e dâun grand peuple se gouvernant lui-mĂȘme Ă©tait si noble quâaux heures de difficultĂ© et de crise elle sâoffrait Ă la conscience de la nation. Une premiĂšre fois en 1793 le peuple de France avait gravi cette cime, et il y avait goĂ»tĂ© un si haut orgueil, que toujours sous lâapparent oubli et lâapparente indiffĂ©rence, le besoin subsistait de retrouver cette Ă©motion extraordinaire. Ce qui faisait la force invincible de la RĂ©publique, câest quâelle nâapparaissait pas seulement de pĂ©riode en pĂ©riode, dans le dĂ©sastre ou le dĂ©sarroi des autres rĂ©gimes, comme lâexpĂ©dient nĂ©cessaire et la solution forcĂ©e. Elle Ă©tait une consolation et une fiertĂ©. Elle seule avait assez de noblesse morale pour donner Ă la nation la force dâoublier les mĂ©comptes et de dominer les dĂ©sastres. Câest pourquoi elle devait avoir le dernier mot. Nombreux sont les glissements et nombreuses les chutes sur les escarpements qui mĂšnent aux cimes ; mais les sommets ont une force attirante. La RĂ©publique a vaincu parce quâelle est dans la direction des hauteurs, et que lâhomme ne peut sâĂ©lever sans monter vers elle. La loi de la pesanteur nâagit pas souverainement sur les sociĂ©tĂ©s humaines, et ce nâest pas dans les lieux bas quâelles trouvent leur Ă©quilibre. Ceux qui, depuis un siĂšcle, ont mis trĂšs haut leur idĂ©al ont Ă©tĂ© justifiĂ©s par lâhistoire.
Et ceux-lĂ aussi seront justifiĂ©s qui le placent plus haut encore. Car le prolĂ©tariat dans son ensemble commence Ă affirmer que ce nâest pas seulement dans les relations politiques des hommes, câest aussi dans leurs relations Ă©conomiques et sociales quâil faut faire entrer la libertĂ© vraie, lâĂ©galitĂ©, la justice. Ce nâest pas seulement la citĂ©, câest lâatelier, câest le travail, câest la production, câest la propriĂ©tĂ© quâil veut organiser selon le type rĂ©publicain. Ă un systĂšme qui divise et qui opprime, il entend substituer une vaste coopĂ©ration sociale oĂč tous les travailleurs de tout ordre, travailleurs de la main et travailleurs du cerveau, sous la direction de chefs librement Ă©lus par eux, administreront la production enfin organisĂ©e.
Messieurs, je nâoublie pas que jâai seul la parole ici et que ce privilĂšge mâimpose beaucoup de rĂ©serve. Je nâen abuserai point pour dresser dans cette fĂȘte une idĂ©e autour de laquelle se livrent et se livreront encore dâĂąpres combats. Mais comment mâĂ©tait-il possible de parler devant cette jeunesse qui est lâavenir, sans laisser Ă©chapper ma pensĂ©e dâavenir ? Je vous aurais offensĂ©s par trop de prudence ; car quel que soit votre sentiment sur le fond des choses, vous ĂȘtes tous des esprits trop libres pour me faire grief dâavoir affirmĂ© ici cette haute espĂ©rance socialiste qui est la lumiĂšre de ma vie.
Je veux seulement dire deux choses, parce quelles touchent non au fond du problĂšme, mais Ă la mĂ©thode de lâesprit et Ă la conduite de la pensĂ©e. Dâabord, envers une idĂ©e audacieuse qui doit Ă©branler tant dâintĂ©rĂȘts et tant dâhabitudes et qui prĂ©tend renouveler le fond mĂȘme de la vie, vous avez le droit dâĂȘtre exigeants. Vous avez le droit de lui demander de faire ses preuves, câest-Ă -dire dâĂ©tablir avec prĂ©cision comment elle se rattache Ă toute lâĂ©volution politique et sociale, et comment elle peut sây insĂ©rer. Vous avez le droit de lui demander par quelle sĂ©rie de formes juridiques et Ă©conomiques elle assurera le passage de lâordre existant Ă lâordre nouveau. Vous avez le droit dâexiger dâelle que les premiĂšres applications qui en peuvent ĂȘtre faites ajoutent Ă la vitalitĂ© Ă©conomique et morale de la nation. Et il faut quâelle prouve, en se montrant capable de dĂ©fendre ce quâil y a dĂ©jĂ de noble et de bon dans le patrimoine humain, quâelle ne vient pas le gaspiller, mais lâagrandir. Elle aurait bien peu de foi en elle-mĂȘme si elle nâacceptait pas ces conditions.
En revanche, vous, vous lui devez de lâĂ©tudier dâun esprit libre, qui ne se laisse troubler par aucun intĂ©rĂȘt de classe. Vous lui devez de ne pas lui opposer ces railleries frivoles, ces affolements aveugles ou prĂ©mĂ©ditĂ©s et ce parti pris de nĂ©gation ironique ou brutale que si souvent, depuis un siĂšcle mĂȘme, les sages opposĂšrent Ă la RĂ©publique, maintenant acceptĂ©e de tous, au moins en sa forme. Et si vous ĂȘtes tentĂ©s de dire encore quâil ne faut pas sâattarder Ă examiner ou Ă discuter des songes, regardez en un de vos faubourgs ? Que de railleries, que de prophĂ©ties sinistres sur lâĆuvre qui est lĂ ! Que de lugubres pronostics opposĂ©s aux ouvriers qui prĂ©tendaient se diriger eux-mĂȘmes, essayer dans une grande industrie la forme de la propriĂ©tĂ© collective et la vertu de la libre discipline ! LâĆuvre a durĂ© pourtant ; elle a grandi : elle permet dâentrevoir ce que peut donner la coopĂ©ration collectiviste. Humble bourgeon Ă coup sĂ»r, mais qui atteste le travail de la sĂšve, la lente montĂ©e des idĂ©es nouvelles, la puissance de transformation de la vie. Rien nâest plus menteur que le vieil adage pessimiste et rĂ©actionnaire de lâEcclĂ©siaste dĂ©sabusĂ© : â Il nây rien de nouveau sous le soleil â. Le soleil lui-mĂȘme a Ă©tĂ© jadis une nouveautĂ©, et la terre fut une nouveautĂ©, et lâhomme fut une nouveautĂ©. Lâhistoire humaine nâest quâun effort incessant dâinvention, et la perpĂ©tuelle Ă©volution est une perpĂ©tuelle crĂ©ation.
Câest donc dâun esprit libre aussi que vous accueillerez cette autre grande nouveautĂ© qui sâannonce par des symptĂŽmes multipliĂ©s : la paix durable entre les nations, la paix dĂ©finitive. Il ne sâagit point de dĂ©shonorer la guerre dans le passĂ©. Elle a Ă©tĂ© une partie de la grande action humaine, et lâhomme lâa ennoblie par la pensĂ©e et le courage, par lâhĂ©roĂŻsme exaltĂ©, par le magnanime mĂ©pris de la mort. Elle a Ă©tĂ© sans doute et longtemps, dans le chaos de lâhumanitĂ© dĂ©sordonnĂ©e et saturĂ©e dâinstincts brutaux, le seul moyen de rĂ©soudre les conflits ; elle a Ă©tĂ© aussi la dure force qui, en mettant aux prises les tribus, les peuples, les races, a mĂȘlĂ© les Ă©lĂ©ment humains et prĂ©parĂ© les groupements vastes. Mais un jour vient, et tout nous signifie quâil est proche, oĂč lâhumanitĂ© est assez organisĂ©e, assez maĂźtresse dâelle-mĂȘme pour pouvoir rĂ©soudre, par la raison, la nĂ©gociation et le droit, les conflits de ses groupements et de ses forces. Et la guerre, dĂ©testable et grande tant quâelle est nĂ©cessaire, est atroce et scĂ©lĂ©rate quand elle commence Ă paraĂźtre inutile.
Je ne vous propose pas un rĂȘve idyllique et vain. Trop longtemps les idĂ©es de paix et dâunitĂ© humaines nâont Ă©tĂ© quâune haute clartĂ© illusoire qui Ă©clairait ironiquement les tueries continuĂ©es. Vous souvenez-vous de lâadmirable tableau que vous a laissĂ© Virgile de la chute de Troie ? Câest la nuit : la citĂ© surprise est envahie par le fer et le feu, par le meurtre, lâincendie et le dĂ©sespoir. Le palais de Priam est forcĂ© et les portes abattues laissent apparaĂźtre la longue suite des appartements et des galeries. De chambre en chambre, les torches et les glaives poursuivent les vaincus ; enfants, femmes, vieillards se rĂ©fugient en vain auprĂšs de lâautel domestique que le laurier sacrĂ© ne protĂšge pas contre la mort et contre lâoutrage ; le sang coule Ă flots, et toutes les bouches crient de terreur, de douleur, dâinsulte et de haine. Mais par dessus la demeure bouleversĂ©e et hurlante, les cours intĂ©rieures, les toits effondrĂ©s laissent apercevoir le grand ciel serein et paisible et toute la clameur humaine de violence et dâagonie monte vers les Ă©toiles dâor : Ferit aurea sidera clamor.
De mĂȘme, depuis vingt siĂšcles et de pĂ©riode en pĂ©riode, toutes les fois quâune Ă©toile dâunitĂ© et de paix sâest levĂ©e sur les hommes, la terre dĂ©chirĂ©e et sombre a rĂ©pondu par des clameurs de guerre.
CâĂ©tait dâabord lâastre impĂ©rieux de la Rome conquĂ©rante qui croyait avoir absorbĂ© tous les conflits dans le rayonnement universel de sa force. Lâempire sâeffondre sous le choc des barbares, et un effroyable tumulte rĂ©pond Ă la prĂ©tention superbe de la paix romaine. Puis ce fut lâĂ©toile chrĂ©tienne qui enveloppa la terre dâune lueur de tendresse et dâune promesse de paix. Mais attĂ©nuĂ©e et douce aux horizons galilĂ©ens, elle se leva dominatrice et Ăąpre sur lâEurope fĂ©odale. La prĂ©tention de la papautĂ© Ă apaiser le monde sous sa loi et au nom de lâunitĂ© catholique ne fit quâajouter aux troubles et aux conflits de lâhumanitĂ© misĂ©rable. Les convulsions et les meurtres du Moyen Ăge, les chocs sanglants des nations modernes, furent la dĂ©risoire rĂ©plique Ă la grande promesse de paix chrĂ©tienne. La RĂ©volution Ă son tour lĂšve un haut signal de paix universelle par lâuniverselle libertĂ©. Et voilĂ que de la lutte mĂȘme de la RĂ©volution contre les forces du vieux monde, se dĂ©veloppent des guerres formidables.
Quoi donc ? La paix nous fuira-t-elle toujours ? Et la clameur des hommes, toujours forcenĂ©s et toujours déçus, continuera-t-elle Ă monter vers les Ă©toiles dâor, des capitales modernes incendiĂ©es par les obus, comme de lâantique palais de Priam incendiĂ© par les torches ? Non ! Non ! Et malgrĂ© les conseils de prudence que nous donnent ces grandioses dĂ©ceptions, jâose dire, avec des millions dâhommes, que maintenant la grande paix humaine est possible, et si nous le voulons, elle est prochaine. Des forces neuves y travaillent : la dĂ©mocratie, la science mĂ©thodique, lâuniversel prolĂ©tariat solidaire. La guerre devient plus difficile, parce quâavec les gouvernements libres des dĂ©mocraties modernes, elle devient Ă la fois le pĂ©ril de tous par le service universel, le crime de tous par le suffrage universel. La guerre devient plus difficile parce que la science enveloppe tous les peuples dans un rĂ©seau multipliĂ©, dans un tissu plus serrĂ© tous les jours de relations, dâĂ©changes, de conventions ; et si le premier effet des dĂ©couvertes qui abolissent les distances est parfois dâaggraver les froissements, elles crĂ©ent Ă la longue une solidaritĂ©, une familiaritĂ© humaine qui font de la guerre un attentat monstrueux et une sorte de suicide collectif.
Enfin, le commun idĂ©al qui exalte et unit les prolĂ©taires de tous les pays les rend plus rĂ©fractaires tous les jours Ă lâivresse guerriĂšre, aux haines et aux rivalitĂ©s de nations et de races. Oui, comme lâhistoire a donnĂ© le dernier mot Ă la RĂ©publique si souvent bafouĂ©e et piĂ©tinĂ©e, elle donnera le dernier mot Ă la paix, si souvent raillĂ©e par les hommes et les choses, si souvent piĂ©tinĂ©e par la fureur des Ă©vĂ©nements et des passions. Je ne vous dis pas : câest une certitude toute faite. Il nây a pas de certitude toute faite en histoire. Je sais combien sont nombreux encore aux jointures des nations les points malades dâoĂč peut naĂźtre soudain une passagĂšre inflammation gĂ©nĂ©rale. Mais je sais aussi quâil y a vers la paix des tendances si fortes, si profondes, si essentielles, quâil dĂ©pend de vous, par une volontĂ© consciente, dĂ©libĂ©rĂ©e, infatigable, de systĂ©matiser ces tendances et de rĂ©aliser enfin le paradoxe de la grande paix humaine, comme vos pĂšres ont rĂ©alisĂ© le paradoxe de la grande libertĂ© rĂ©publicaine. Ćuvre difficile, mais non plus Ćuvre impossible. Apaisement des prĂ©jugĂ©s et des haines, alliances et fĂ©dĂ©rations toujours plus vastes, conventions internationales dâordre Ă©conomique et social, arbitrage international et dĂ©sarmement simultanĂ©, union des hommes dans le travail et dans la lumiĂšre : ce sera, jeunes gens, le plus haut effort et la plus haute gloire de la gĂ©nĂ©ration qui se lĂšve.
Non, je ne vous propose pas un rĂȘve dĂ©cevant ; je ne vous propose pas non plus un rĂȘve affaiblissant. Que nul de vous ne croit que dans la pĂ©riode encore difficile et incertaine qui prĂ©cĂ©dera lâaccord dĂ©finitif des nations, nous voulons remettre au hasard de nos espĂ©rances la moindre parcelle de la sĂ©curitĂ©, de la dignitĂ©, de la fiertĂ© de la France. Contre toute menace et toute humiliation, il faudrait la dĂ©fendre : elle est deux fois sacrĂ©e pour nous, parce quâelle est la France, et parce quâelle est humaine
MĂȘme lâaccord des nations dans la paix dĂ©finitive nâeffacera pas les patries, qui garderont leur profonde originalitĂ© historique, leur fonction propre dans lâĆuvre commune de lâhumanitĂ© rĂ©conciliĂ©e. Et si nous ne voulons pas attendre, pour fermer le livre de la guerre, que la force ait redressĂ© toutes les iniquitĂ©s commises par la force, si nous ne concevons pas les rĂ©parations comme des revanches, nous savons bien que lâEurope, pĂ©nĂ©trĂ©e enfin de la vertu de la dĂ©mocratie et de lâesprit de paix, saura trouver les formules de conciliation qui libĂ©reront tous les vaincus des servitudes et des douleurs qui sâattachent Ă la conquĂȘte. Mais dâabord, mais avant tout, il faut rompre le cercle de fatalitĂ©, le cercle de fer, le cercle de haine oĂč les revendications mĂȘme justes provoquent des reprĂ©sailles qui se flattent de lâĂȘtre, oĂč la guerre tourne aprĂšs la guerre en un mouvement sans issue et sans fin, oĂč le droit et la violence, sous la mĂȘme livrĂ©e sanglante, ne se discernent presque plus lâun de lâautre, et oĂč lâhumanitĂ© dĂ©chirĂ©e pleure de la victoire de la justice presque autant que de sa dĂ©faite.
Surtout, quâon ne nous accuse point dâabaisser et dâĂ©nerver les courages. LâhumanitĂ© est maudite, si pour faire preuve de courage elle est condamnĂ©e Ă tuer Ă©ternellement. Le courage, aujourdâhui, ce nâest pas de maintenir sur le monde la sombre nuĂ©e de la Guerre, nuĂ©e terrible, mais dormante, dont on peut toujours se flatter quâelle Ă©clatera sur dâautres. Le courage, ce nâest pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut rĂ©soudre ; car le courage est lâexaltation de lâhomme, et ceci en est lâabdication. Le courage pour vous tous, courage de toutes les heures, câest de supporter sans flĂ©chir les Ă©preuves de tout ordre, physiques et morales, que prodigue la vie. Le courage, câest de ne pas livrer sa volontĂ© au hasard des impressions et des forces ; câest de garder dans les lassitudes inĂ©vitables lâhabitude du travail et de lâaction. Le courage dans le dĂ©sordre infini de la vie qui nous sollicite de toutes parts, câest de choisir un mĂ©tier et de le bien faire, quel quâil soit ; câest de ne pas se rebuter du dĂ©tail minutieux ou monotone ; câest de devenir, autant que lâon peut, un technicien accompli ; câest dâaccepter et de comprendre cette loi de la spĂ©cialisation du travail qui est la condition de lâaction utile, et cependant de mĂ©nager Ă son regard, Ă son esprit, quelques Ă©chappĂ©es vers le vaste monde et des perspectives plus Ă©tendues. Le courage, câest dâĂȘtre tout ensemble, et quel que soit le mĂ©tier, un praticien et un philosophe. Le courage, câest de comprendre sa propre vie, de la prĂ©ciser, de lâapprofondir, de lâĂ©tablir et de la coordonner cependant Ă la vie gĂ©nĂ©rale. Le courage, câest de surveiller exactement sa machine Ă filer ou Ă tisser, pour quâaucun fil ne se casse, et de prĂ©parer cependant un ordre social plus vaste et plus fraternel oĂč la machine sera la servante commune des travailleurs libĂ©rĂ©s. Le courage, câest dâaccepter les conditions nouvelles que la vie fait Ă la science et Ă lâart, dâaccueillir, dâexplorer la complexitĂ© presque infinie des faits et des dĂ©tails, et cependant dâĂ©clairer cette rĂ©alitĂ© Ă©norme et confuse par des idĂ©es gĂ©nĂ©rales, de lâorganiser et de la soulever par la beautĂ© sacrĂ©e des formes et des rythmes. Le courage, câest de dominer ses propres fautes, dâen souffrir mais de nâen pas ĂȘtre accablĂ© et de continuer son chemin. Le courage, câest dâaimer la vie et de regarder la mort dâun regard tranquille ; câest dâaller Ă lâidĂ©al et de comprendre le rĂ©el ; câest dâagir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle rĂ©compense rĂ©serve Ă notre effort lâunivers profond, ni sâil lui rĂ©serve une rĂ©compense. Le courage, câest de chercher la vĂ©ritĂ© et de la dire ; câest de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire Ă©cho, de notre Ăąme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbĂ©ciles et aux huĂ©es fanatiques.
Ah ! vraiment, comme notre conception de la vie est pauvre, comme notre science de vivre est courte, si nous croyons que, la guerre abolie, les occasions manqueront aux hommes dâexercer et dâĂ©prouver leur courage, et quâil faut prolonger les roulements de tambour qui dans les lycĂ©es du premier Empire faisaient sauter les cĆurs ! Ils sonnaient alors un son hĂ©roĂŻque ; dans notre vingtiĂšme siĂšcle, ils sonneraient creux. Et vous, jeunes gens, vous voulez que votre vie soit vivante, sincĂšre et pleine. Câest pourquoi je vous ai dit, comme Ă des hommes, quelques-unes des choses que je portais en moi.
Discours à la jeunesse, Jean JaurÚs, Lycée d'Albi, 30 juillet 1903
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