L’impensé néolibéral à gauche et à droite
La droite défend la composante économique (donc également sociale) du néolibéralisme mais pourfend sa dimension culturelle, et une certaine gauche fait l’inverse. A priori rien de plus normal dans cette symétrie si n’apparaissait une profonde incohérence au sein de chacune de ces positions : ni la droite ni la gauche n’a conscience que ces aspects du néolibéralisme sont indissociables, comme deux faces d’une même pièce. Ainsi, en paraphrasant Bossuet, ce qu’elles promeuvent tend à renforcer les causes dont elles déplorent les effets.
Cela valait déjà pour le libéralisme : ses composantes économique et culturelle vont de paire. Mais, tandis que le libéralisme culturel prône la liberté des individus vis-à-vis des normes, donc encourage la liberté des mœurs et l’épanouissement personnel, le néolibéralisme culturel prend une autre tournure et extrémise l’approche libérale. Il correspond à une accentuation de l’individualisme, la mise en avant des spécificités de chacun qui se transforment en identités irréductibles1, le « moi je », le règne de l’individu roi et tyran2 qui se manifeste parfois par la formule « c’est mon choix donc c’est mon droit ». Il équivaut à ce que l’on nomme parfois le wokisme3. Contrairement à ce que tend à croire une certaine droite (ou extrême droite), le wokisme n’est pas la marque d’un anticapitalisme radical mais le versant culturel du néolibéralisme, le néolibéralisme qu’elle défend. L’historien Russell Jacoby4 a mis en évidence l’incohérence de la droite par cette formule : elle « vénère le marché tout en maudissant la culture qu’il engendre » (ce qu’illustre l’antiwokisme de droite). La même incohérence, symétrique, existe à gauche.
Le néolibéralisme culturel débute par l’écriture et les formulations dites « inclusives5 » et va jusqu’au rétrograde et hyper-individualiste mouvement transgenre ; le tout se proclamant « progressiste » et perçu comme tel par cette gauche qui a perdu ses repères et cherche elle aussi à se définir ainsi une nouvelle identité, non plus sociale mais « sociétale ».
Toutes ces « avancées progressistes » s’inscrivent dans le cadre de l’extension du domaine du capital, selon le titre du dernier livre de Jean-Claude Michéa6. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment « le mouvement qui anime les "superstructures" idéologiques et culturelles – ou, si l’on préfère, "sociétales" – d’une société capitaliste développée pourrait continuellement s’opérer dans un sens rigoureusement inverse de celui qu’impose, en dernière instance, son "infrastructure" économique et sociale ? » interroge le philosophe7. Marcel Mauss n’écrivait-il pas que le capitalisme est un « fait social total », c’est-à-dire, quel que soit son versant libéral ou néolibéral, un phénomène indissolublement politique, économique et culturel8 ?
La mise en avant des différents éléments du néolibéralisme culturel efface la question sociale, celle des classes sociales et de leur antagonisme, seule à même de permettre une critique conséquente du capitalisme. Les bourgeois, petits et grands, métropolitains particulièrement9, ont bien perçu l’intérêt de ce détournement de l’attention vers les questions identitaires10…
Le règne du « moi je » propre au néolibéralisme culturel crée des conflits au sein de la société de la même façon que le néolibéralisme économique. Ce dernier divise et renvoie les individus à leur sphère privée pour démanteler le collectif potentiellement porteur d’une force de contestation sociale. Le premier atomise les individus qui se définissent par leurs spécificités égotistes qui se transforment en revendications nuisant à la cohésion de la société. Le néolibéralisme conduit à une atomisation de la société, à sa désagrégation. Ce n’est pas une prédiction mais un constat11.
On n’est pas opposé au néolibéralisme économique et favorable au néolibéralisme culturel de façon cohérente ; on est opposé ou favorable au néolibéralisme dans toutes ses composantes. Lorsque la gauche aura compris cela et qu’elle renoncera à flatter les égos et valoriser les revendications identitaires12, qu’elle reviendra donc à la primordiale question sociale, elle aura franchi un pas décisif qui lui permettra peut-être de séduire à nouveau les classes populaires13.
- Selon le Larousse : « Qui ne transige pas, qu’on ne peut fléchir » (www.larousse.fr).
- Lire par exemple Éric Sadin, L’Ère de l’individu tyran – La Fin d’un monde commun, Grasset, 2020 ; Le Livre de poche, 2022.
- On peut lire le très bon essai La Religion woke de Jean-François Braunstein, Grasset, 2022.
- Pour découvrir Russell Jacoby, et particulièrement son analyse critique de la vie intellectuelle universitaire – l’entre-soi académique – dont découlent bien des maux wokes, et son regard sur la « diversité », on lira avec intérêt son entretien avec Fabien Delmotte pour la revue en ligne À Contretemps, aussi disponible sur le site Le Comptoir : https://comptoir.org/2023/04/27/dune-pensee-critique-sous-emprise-un-entretien-avec-russell-jacoby.
- Rappelons qu’en français existent un genre marqué et un genre non marqué, selon la distinction mise en avant par Jean-Pierre Dupuy (La Marque du sacré – Essai sur une dénégation, Carnets Nord, 2009 ; Flammarion, 2010). Au pluriel, dans sa formulation masculine, le genre est non marqué, ce qui implique qu’il inclut les membres des deux sexes. Par ailleurs, comment comprendre que l’on veuille ainsi systématiquement mettre en avant la différence sexuelle, comme s’il s’agissait d’un critère pertinent en toute circonstance ?
- Jean-Claude Michéa, Extension du domaine du capital – Notes sur le néolibéralisme culturel et les infortunes de la gauche, Albin Michel, 2023. Au sujet de la stimulante pensée de ce philosophe, on peut lire *Mystère Michéa – Portrait d’un anarchiste conservateur *de Kévin Boucaud-Victoire, L’Escargot, 2019.
- Jean-Claude Michéa, Extension du domaine du capital, op. cit., p. 68.
- Peut-être le macronisme, prétendant être « et de gauche et de droite », proposait-il une position néolibérale cohérente de ce point de vue.
- Ce que Jean-Claude Michéa nomme « le clergé intellectuel des nouvelles classes urbaines », Extension du domaine du capital, op. cit., p. 191.
- Parce que, oui, les identitaires ne se trouvent pas qu’à l’extrême droite…
- « Un tel système [le capitalisme néolibéral] ne peut lui-même fonctionner de manière optimale que s’il encourage toujours plus – selon la formule du jeune Engels – "la désagrégation de l’humanité en monades dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière". Autrement dit la fabrication d’un nouveau type d’humain autocentré […] et qui n’aurait plus d’autre règle de conduite que ce fameux "c’est mon choix" qui définit l’alpha et l’oméga de toute idéologie libérale. » Jean-Claude Michéa, Extension du domaine du capital, op. cit., p. 12.
- Le néolibéralisme culturel ou wokisme est un épouvantail pour une large part des classes populaires.
- Sur ce sujet, on peut lire Daniel Bernabé, Le Piège identitaire – L’Effacement de la question sociale, L’Échappée, 2022 [2018].
Christophe Gibiat
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