"Travailler aujourd'hui" : si nous écoutions la parole des salariés ?
Ă travers 40 tĂ©moignages de travailleurs belges, le livre Ă« Travailler aujourdĂąÂÂhuiĂ« , Ă©crit par Nicolas Latteur*, offre la parole Ă ceux qui sont habituellement rĂ©duits au silence. Dans cet ouvrage, le mot est donnĂ© Ă une trĂšs grande diversitĂ© de salariĂ©.e.s, toutes et tous dans des situations diffĂ©rentes, mais le lecteur est rapidement marquĂ© par la similitude de leurs propos. Dans presque chaque cas, les employĂ©.e.s dĂ©noncent leurs conditions de travail et interrogent le sens et le but de leurs tĂÂąches.
Ă« Des salariĂ©s qui aprĂšs leur pause de nuit poursuivent dĂąÂÂautres activitĂ©s complĂ©mentaires pour nouer les deux bouts. Des banquiers malades de vendre des produits dont ils connaissent les dĂ©fauts et amenĂ©s Ă frauder avec leur propre Ă©thique. [ùŠ] Une logique dĂąÂÂindividualisation qui tend Ă appauvrir toute la dimension collective et collaborative du travail [ùŠ] Une entreprise qui pousse ses salariĂ©s Ă la dĂ©mission Ă». Comment un sentiment que quelque chose ne tourne pas rond dans le monde du travail ?
Pourtant, les abus et violences dĂ©noncĂ©s dans le livre de Nicolas Latteur restent trop souvent invisibles et la parole des salariĂ©.e.s peu Ă©coutĂ©e, estime-t-il. Ă« Travailler aujourdĂąÂÂhui Ă», fruit dĂąÂÂun important travail de terrain menĂ© sur plusieurs annĂ©es, permet de Ă« rĂ©aliser lĂąÂÂĂ©cart important entre ce qui disent les salariĂ©s et ce quĂąÂÂon lit dans les mĂ©dias habituellement Ă».
https://www.youtube.com/watch?v=XfusfcvELqc
Le monde du travail contemporain est ë éclaté û
Des salariĂ©.e.s interrogĂ©s par Nicolas Latteur, tous, sans exception, expriment leur mal-ĂÂȘtre vis-Ă -vis de leur employeur et pointent les conditions dans lesquels ils sont obligĂ©s de travailler et qui causent fatigue, atteintes psychiques ou encore enfermement social. Rapidement, le lecteur sĂąÂÂinterroge : comment se fait-il que le corps salarial soit aussi Ă©clatĂ©, que les mouvements collectifs et syndicaux aient de plus en plus de difficultĂ©s Ă se faire entendre, si les salariĂ©s souffrent tous des mĂÂȘmes maux ? Il existe comme un paradoxe contemporain qui divise les travailleurs en dĂ©pit dĂąÂÂun malĂÂȘtre assez commun.
Ă« On nous demandait dĂąÂÂĂ©valuer des collĂšgues [ùŠ] Ils nous poussaient Ă la compĂ©tition Ă»
Ă cette question, lĂąÂÂauteur nous propose certains Ă©lĂ©ments de rĂ©ponse. Ă« Le mode de production capitaliste contemporain provoque un Ă©clatement du salariat Ă», ce qui rend plus difficile les formes dĂąÂÂactions collectives. Ă« AujourdĂąÂÂhui, tout lĂąÂÂenjeu, est de reconstituer de maniĂšre collective les maillons de ces chaĂÂźnes productives Ă», avance-t-il.
Mais dĂąÂÂautres facteurs, relatĂ©s par les salariĂ©.e.s eux-mĂÂȘmes, sont Ă©galement Ă prendre en compte. De plus en plus, les employĂ©s sont mis en compĂ©tition entre eux dans de nombreuses entreprises. Dans une logique de rĂ©sultat, leur efficacitĂ© est comparĂ©e. De plus, comme le relĂšvent certains, les employeurs ont de plus en plus recours aux Ă©valuations chiffrĂ©es, ce qui installe un climat de tension entre les salariĂ©.e.s, dĂąÂÂautant quĂąÂÂils sont parfois amenĂ©s Ă dĂ©noncer leurs propres collĂšgues. Difficile de sĂąÂÂorganiser dans ces conditions. Ces procĂ©dĂ©s Ă« brisent les formes de solidaritĂ© quĂąÂÂon aurait pu avoir par ailleurs Ă», estime Nicolas Latteur.
Difficile résistance
Mais alors que les Ă« travailleurs indĂ©pendants Ă» font dĂ©sormais la une des journaux, ces problĂ©matiques ne sont elles pas dĂ©jĂ dĂ©passĂ©es ? Nicolas Latteur analyse pour sa part que Ă« lĂąÂÂubĂ©risation reprĂ©sente la destruction de ce que les salariĂ©s ont pu constituer Ă lĂąÂÂintĂ©rieur du rapport salarial Ă». Ă lĂąÂÂexception que celui-ci est nouveau, donc mĂ©diatisable. Ă« Ces travailleurs sont engagĂ©s dans une mĂÂȘme activitĂ© et ultra-subordonnĂ©s, pourtant leur travail nĂąÂÂest pas encadrĂ© par le droit social Ă», prĂ©cise t-il. On peut donc analyser lĂąÂÂubĂ©risation comme Ă« un projet de destruction de droit social, puisque lĂąÂÂindividu devient garant de ses propres droits, ce qui est une aberration et une contradiction par dĂ©finition Ă», mais une aubaine pour ceux qui sauront profiter de cette manne de travail peu contraignante.
Ne pas pouvoir définir ni la forme ni le fond de mon travail, cela me fait vraiment peur
NĂ©anmoins, certaines tendances suggĂšrent que les travailleurs prennent doucement conscience de leur situation. On constate que mĂÂȘme dans les secteurs ubĂ©risĂ©s Ă« il y a des formes de syndicalisation qui apparaissent Ă» en rĂ©action. Ailleurs, chez les employĂ©s, on observe Ă©galement lĂąÂÂĂ©mergence de nouvelles formes Ă« dĂąÂÂauto-organisation Ă», parfois en dehors des syndicats traditionnels, qui traduisent la volontĂ© des salariĂ©.e.s de se mobiliser collectivement. Ailleurs, cĂąÂÂest la structure mĂÂȘme de lĂąÂÂentreprise qui sĂąÂÂadapte aux logiques collectives, comme les coopĂ©ratives au fonctionnement plus dĂ©mocratique ou les acteurs de lĂąÂÂĂ©conomie solidaire.
Le retour du Ă« Pourquoi ? Ă»
De surcroĂÂźt, les salariĂ©.e.s interrogent rĂ©guliĂšrement le sens de leurs emplois. Ă« Quand cela leur est possible, les personnes redĂ©finissent les finalitĂ©s de leur travail Ă», note Nicolas Latteur, ce qui suggĂšre quĂąÂÂils y vivent un engagement politique plus ou moins conscient (au sens citoyen). LĂąÂÂauteur prend comme exemple celui dĂąÂÂun ingĂ©nieur agro-alimentaire, Ă« qui ne veut pas faire nĂąÂÂimporte quoi Ă» ou de lĂąÂÂinfirmier qui souhaite faire primer ses valeurs Ă©thiques sur les logiques Ă©conomiques du service dans lequel il est employĂ©. Ils sont partout et invisibles Ă la fois. Ils questionnent le but de leur existence, donc de la force de travail quĂąÂÂils offrent. NĂ©anmoins, dĂąÂÂaprĂšs de nombreux tĂ©moignages du livre, les salariĂ©s sont parfois contraints Ă des pratiques qui leurs semblent peu morales, mais qui leurs sont dictĂ©es pour des raisons de rentabilitĂ© Ă©conomique, acceptĂ©es pour des raisons de survie.
MalgrĂ© les multiples alertes sur la situation des salariĂ©s, le chemin semble encore long.Ă« AujourdĂąÂÂhui il est risquĂ© de prendre la parole sur le travail et certains payent personnellement leur engagement syndical Ă». Par ailleurs_Ă« de nombreux dispositifs conduisent Ă la prĂ©carisation des travailleurs, comme le marchĂ© du travail et lĂąÂÂindividualisation Ă»._ Comment sortir alors du travail aliĂ©nĂ© ?
Ă« Travailler aujourdĂąÂÂhui Ă» est publiĂ© aux Editions du Cerisier. Il est disponible en librairie pour 23 euros.
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Source : Propos recueillis par Mr Mondialisation
*Nicolas Latteur est nĂ© en 1972. Sociologue, formateur au CEPAG (Centre dĂąÂÂĂ©ducation populaire AndrĂ© Genot), il dĂ©veloppe une approche qui se nourrit de nombreuses rencontres avec des salariĂ©s de diffĂ©rents secteurs dĂąÂÂactivitĂ©, des dynamiques dĂ©veloppĂ©es par les mouvements dĂąÂÂĂ©ducation populaire et de recherches sur lĂąÂÂanalyse critique du capitalisme, notamment celle dĂ©veloppĂ©e par Marx. Il est Ă©galement lĂąÂÂauteur de Le Travail, une question politique (Aden, 2013) et de La gauche en mal de la gauche (De Boeck, 2000).
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